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Carroll-Alice_au_Pays_des_Merveilles.pdf | Lewis Carroll
ALICE AU PAYS DES
MERVEILLES
(1865)CHAPITRE I – Descente dans
le terrier du lapin
Alice commençait à se sentir très lasse de rester
assise à côté de sa sœur, sur le talus, et de n’avoir rien à
faire : une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur le
livre que lisait sa sœur ; mais il ne contenait ni images ni
dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un
livre où il n’y a ni images ni dialogues ? »Elle se demandait (dans la mesure où elle était capablede réfléchir, car elle se sentait tout endormie et toute
stupide à cause de la chaleur) si le plaisir de tresser une
guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever et
d’aller cueillir les pâquerettes, lorsque, brusquement, un
Lapin Blanc aux yeux roses passa en courant tout près
d’elle.Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et
Alice ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le
Lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu !
Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réfléchit par la suite,
il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le
moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant, lorsque
le Lapin tira bel et bien une montre de la poche de son
gilet, regarda l’heure, et se mit à courir de plus belle, Alice
se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue
qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de
gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche. Dévorée de
curiosité, elle traversa le champ en courant à sa poursuite,
et eut la chance d’arriver juste à temps pour le voir
s’enfoncer comme une flèche dans un large terrier placé
sous la haie.
Un instant plus tard, elle y pénétrait à son tour, sans se
demander une seule fois comment diable elle pourrait bien
en sortir.
Le terrier était d’abord creusé horizontalement comme
un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide
qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter
avant de se sentir tomber dans un puits apparemment très
profond.
Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tombât
très lentement, elle s’aperçut qu’elle avait le temps, tout en
descendant, de regarder autour d’elle et de se demander
ce qui allait se passer. D’abord, elle essaya de regarderen bas pour voir où elle allait arriver, mais il faisait trop noir
pour qu’elle pût rien distinguer. Ensuite, elle examina les
parois du puits, et remarqua qu’elles étaient garnies de
placards et d’étagères ; par endroits, des cartes de
géographie et des tableaux se trouvaient accrochés à des
pitons. En passant, elle prit un pot sur une étagère ; il
portait une étiquette sur laquelle on lisait : MARMELADE
D’ORANGES, mais, à la grande déception d’Alice, il était
vide. Elle ne voulut pas le laisser tomber de peur de tuer
quelqu’un et elle s’arrangea pour le poser dans un placard
devant lequel elle passait, tout en tombant.« Ma foi ! songea-t-elle, après une chute pareille, cela
me sera bien égal, quand je serai à la maison, de
dégringoler dans l’escalier ! Ce qu’on va me trouver
courageuse ! Ma parole, même si je tombais du haut du
toit, je n’en parlerais à personne ! » (Supposition des plus
vraisemblables, en effet.)
Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que
cette chute ne finirait jamais ? « Je me demande combien
de kilomètres j’ai pu parcourir ? dit-elle à haute voix. Je ne
dois pas être bien loin du centre de la terre. Voyons : cela
ferait une chute de six à sept mille kilomètres, du moins je
le crois… (car, voyez-vous, Alice avait appris en classe
pas mal de choses de ce genre, et, quoique le moment fût
mal choisi pour faire parade de ses connaissances
puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant
un bon exercice que de répéter tout cela)… Oui, cela doit
être la distance exacte… mais, par exemple, je me
demande à quelle latitude et à quelle longitude je me
trouve ? » (Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’était
la latitude, pas plus d’ailleurs que la longitude, mais elle
jugeait que c’étaient de très jolis mots, impressionnants à
prononcer.)
Bientôt, elle recommença : « Je me demande si je vais
traverser la terre d’un bout à l’autre ! Cela sera rudement
drôle d’arriver au milieu de ces gens qui marchent la tête
en bas ! On les appelle les Antipattes
{1}
, je crois – (cette
fois, elle fut tout heureuse de ce qu’il n’y eût personne pour
écouter, car il lui sembla que ce n’était pas du tout le mot
qu’il fallait) – mais, je serai alors obligée de leur demander
quel est le nom du pays, bien sûr. S’il vous plaît, madame,
suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? (et elle
essaya de faire la révérence tout en parlant – imaginez ce
que peut être la révérence pendant qu’on tombe dans le
vide ! Croyez-vous que vous en seriez capable ?) Et la
dame pensera que je suis une petite fille ignorante ! Non, il
vaudra mieux ne rien demander ; peut-être que je verrai le
nom écrit quelque part. »
Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Comme il
n’y avait rien d’autre à faire, Alice se remit bientôt à parler.
« Je vais beaucoup manquer à Dinah ce soir, j’en ai bienpeur ! (Dinah était sa chatte.) J’espère qu’on pensera à lui
donner sa soucoupe de lait à l’heure du thé. Ma chère
Dinah, comme je voudrais t’avoir ici avec moi ! Il n’y a pas
de souris dans l’air, je le crains fort, mais tu pourrais
attraper une chauve-souris, et cela, vois-tu, cela ressemble
beaucoup à une souris. Mais est-ce que les chats mangent
les chauves-souris ? Je me le demande. » À ce moment,
Alice commença à se sentir toute somnolente, et elle se
mit à répéter, comme si elle rêvait : « Est-ce que les chats
mangent les chauves-souris ? Est-ce que les chats
mangent les chauves-souris ? » et parfois : « Est-ce que
les chauves-souris mangent les chats ? » car, voyez-vous,
comme elle était incapable de répondre à aucune des
deux questions, peu importait qu’elle posât l’une ou l’autre.
Elle sentit qu’elle s’endormait pour de bon, et elle venait de
commencer à rêver qu’elle marchait avec Dinah, la main
dans la patte, en lui demandant très sérieusement :
« Allons, Dinah, dis-moi la vérité : as-tu jamais mangé une
chauve-souris ? » quand, brusquement, patatras ! elle
atterrit sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa
chute prit fin.
Alice ne s’était pas fait le moindre mal, et fut sur pied en
un moment ; elle leva les yeux, mais tout était noir au-
dessus de sa tête. Devant elle s’étendait un autre couloir
où elle vit le Lapin Blanc en train de courir à toute vitesse. Il
n’y avait pas un instant à perdre : voilà notre Alice partie,
rapide comme le vent. Elle eut juste le temps d’entendre le
Lapin dire, en tournant un coin : « Par mes oreilles et mes
moustaches, comme il se fait tard ! » Elle tourna le coin à
son tour, très peu de temps après lui, mais, quand elle l’eut
tourné, le Lapin avait disparu. Elle se trouvait à présent
dans une longue salle basse éclairée par une rangée de
lampes accrochées au plafond.
Il y avait plusieurs portes autour de la salle, mais elles
étaient toutes fermées à clé ; quand Alice eut marché
d’abord dans un sens, puis dans l’autre, en essayant de les
ouvrir une par une, elle s’en alla tristement vers le milieu de
la pièce, en se demandant comment elle pourrait bien faire
pour en sortir.Brusquement, elle se trouva près d’une petite table à
trois pieds, entièrement faite de verre massif, sur laquelle il
y avait une minuscule clé d’or, et Alice pensa aussitôt que
cette clé pouvait fort bien ouvrir l’une des portes de la salle.
Hélas ! soit que les serrures fussent trop larges, soit que la
clé fût trop petite, aucune porte ne voulut s’ouvrir.
Néanmoins, la deuxième fois qu’Alice fit le tour de la pièce,
elle découvrit un rideau bas qu’elle n’avait pas encore
remarqué ; derrière ce rideau se trouvait une petite porte
haute de quarante centimètres environ : elle essaya
d’introduire la petite clé d’or dans la serrure, et elle fut raviede constater qu’elle s’y adaptait parfaitement !
Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit
couloir guère plus grand qu’un trou à rat ; s’étant
agenouillée, elle aperçut au bout du couloir le jardin le plus
adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir
de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu
des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des
fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait même pas faire
passer sa tête par l’entrée ; « et même si ma tête pouvait
passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à
grand-chose à cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais
pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! Je
crois que j’y arriverais si je savais seulement comment m’y
prendre pour commencer. » Car, voyez-vous, il venait de
se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à
penser que fort peu de choses étaient vraiment
impossibles.
Il semblait inutile de rester à attendre près de la petite
porte ; c’est pourquoi Alice revint vers la table, en espérant
presque y trouver une autre clé, ou, du moins, un livre
contenant une recette pour faire rentrer les gens en eux-
mêmes, comme des longues-vues. Cette fois, elle y vit un
petit flacon (« il n’y était sûrement pas tout à l’heure, dit-
elle »,) portant autour du goulot une étiquette de papier sur
laquelle étaient magnifiquement imprimés en grosses
lettres ces deux mots : « BOIS MOI ».C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre
prudente petite Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir.
« Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir
s’il y a le mot : poison ; » car elle avait lu plusieurs petites
histoires charmantes où il était question d’enfants brûlés,
ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs
autres mésaventures, tout cela uniquement parce qu’ils
avaient refusé de se rappeler les simples règles de
conduite que leurs amis leur avaient enseignées : par
exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si
vous le tenez trop longtemps, ou que, si vous vous faites au
doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre
doigt, d’ordinaire, se met à saigner ; et Alice n’avait jamais
oublié que si l’on boit une bonne partie du contenu d’une
bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque
presque jamais, tôt ou tard, de vous causer des ennuis.
Cependant, ce flacon ne portant décidément pas
l’étiquette : « poison », Alice se hasarda à en goûter le
contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela
rappelait à la fois la tarte aux cerises, la crème renversée,
l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes
bien beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la
dernière goutte.
« Quelle sensation bizarre ! dit Alice. Je dois être en
train de rentrer en moi-même, comme une longue-vue ! »
Et c’était bien exact : elle ne mesurait plus que vingt-
cinq centimètres. Son visage s’éclaira à l’idée qu’elle avaitmaintenant exactement la taille qu’il fallait pour franchir la
petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin. Néanmoins
elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait
diminuer encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ;
« car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je pourrais
bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas,
je me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaya
d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une
fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se
rappeler avoir jamais vu chose pareille.
Au bout d’un moment, comme rien de nouveau ne
s’était produit, elle décida d’aller immédiatement dans le
jardin. Hélas ! pauvre Alice ! dès qu’elle fut arrivée à la
porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clé d’or, et,
quand elle revint à la table pour s’en saisir, elle s’aperçut
qu’il lui était impossible de l’atteindre, quoiqu’elle pût la voir
très nettement à travers le verre. Elle essaya tant qu’elle put
d’escalader un des pieds de la table, mais il était trop
glissant ; aussi, après s’être épuisée en efforts inutiles, la
pauvre petite s’assit et fondit en larmes.
« Allons ! cela ne sert à rien de pleurer comme cela ! »
se dit-elle d’un ton sévère. « Je te conseille de t’arrêter à
l’instant ! » Elle avait coutume de se donner de très bons
conseils (quoiqu’elle ne les suivît guère), et, parfois, elle se
réprimandait si vertement que les larmes lui venaient aux
yeux. Elle se rappelait qu’un jour elle avait essayé de se
gifler pour avoir triché au cours d’une partie de croquet
qu’elle jouait contre elle-même, car cette étrange enfantaimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes
différentes. « Mais c’est bien inutile à présent, pensa la
pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! C’est tout
juste s’il reste assez de moi pour former une seule
personne digne de ce nom ! »
Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre
placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva un tout petit
gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très
joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je
vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai
atteindre la clé ; s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser
sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le
jardin, et, ensuite, advienne que pourra. »
Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec
anxiété : « Vers le haut ou vers le bas ? » en tenant sa
main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou
descendre. Or, elle fut toute surprise de constater qu’elle
gardait toujours la même taille : bien sûr, c’est
généralement ce qui arrive quand on mange des gâteaux,
mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à
des choses extravagantes, qu’il lui paraissait ennuyeux et
stupide de voir la vie continuer de façon normale.
C’est pourquoi elle se mit pour de bon à la besogne et
eut bientôt fini le gâteau jusqu’à la dernière miette.CHAPITRE II – La mare de
larmes
« De plus-t-en plus curieux ! s’écria Alice (elle était si
surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement
de parler correctement) ; voilà que je m’allonge comme la
plus grande longue-vue qui ait jamais existé ! Adieu, mes
pieds ! (car, lorsqu’elle les regarda, ils lui semblèrent avoir
presque disparu, tant ils étaient loin). Oh, mes pauvres
petits pieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas et
vos souliers à présent mes chéris ! Pour moi, c’est sûr, j’en
serai incapable ! Je serai beaucoup trop loin pour
m’occuper de vous : il faudra vous débrouiller tout seul ; –
mais il faut que je sois gentille avec eux, songea Alice ;
sinon, peut-être refuseront-ils de marcher dans la direction
où je voudrai aller ! Voyons un peu : je leur donnerai unepaire de souliers neufs à chaque Noël. »
Là-dessus, elle se mit à réfléchir comment elle s’y
prendrait pour faire parvenir les souliers à destination. « Il
faudra que je les confie à un commissionnaire, pensa-t-
elle ; cela aura l’air fameusement drôle d’envoyer des
cadeaux à ses propres pieds ! Et ce que l’adresse paraîtra
bizarre !
Monsieur Pied Droit d’Alice,
Devant-le Foyer
Près le Garde-Feu
(avec l’affection d’Alice)
Oh ! mon Dieu ! quelles bêtises je raconte ! »
Juste à ce moment, sa tête cogna le plafond : en fait,
elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-
quinze ; elle s’empara immédiatement de la petite clé d’or
et revint en toute hâte vers la porte du jardin.
Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se
coucher sur le flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais
passer de l’autre coté était plus que jamais impossible.
Elle s’assit et se remit à pleurer.
« Tu devrais avoir honte, se dit Alice, une grande fille
comme toi (c’était le cas de le dire), pleurer comme tu le
fais ! Arrête-toi tout de suite, je te le dis ! » Mais elle n’en
continua pas moins à verser des litres de larmes, jusqu’à
ce qu’elle fût entourée d’une grande mare, profonde de dixcentimètres, qui s’étendait jusqu’au milieu de la pièce.
Au bout d’un moment, elle entendit dans le lointain un
bruit de petits pas pressés, et elle s’essuya rapidement les
yeux pour voir qui arrivait. C’était encore le Lapin Blanc,
magnifiquement vêtu, portant d’une main une paire de
gants de chevreau blancs et de l’autre un grand éventail ; il
trottait aussi vite qu’il pouvait, et, chemin faisant, il
marmonnait à mi-voix : « Oh ! la Duchesse, la Duchesse !
Oh ! ce qu’elle va être furieuse si je l’ai fait attendre ! »
Alice se sentait si désespérée qu’elle était prête à
demander secours au premier venu ; aussi, lorsque le
Lapin arriva près d’elle, elle commença d’une voix basse et
timide : « Je vous en prie, monsieur… » Le Lapin sursauta
violemment, laissa tomber les gants de chevreau blancs et
l’éventail, puis détala dans les ténèbres aussi vite qu’il le
put.Alice ramassa l’éventail et les gants ; et, comme il
faisait très chaud dans la pièce, elle se mit à s’éventer
sans arrêt tout en parlant : « Mon Dieu ! Mon Dieu !
Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Pourtant, hier, les
choses se passaient normalement. Je me demande si on
m’a changée pendant la nuit ? Voyons, réfléchissons : est-
ce que j’étais bien la même quand je me suis levée ce
matin ? Je crois me rappeler que je me suis sentie un peu
différente. Mais, si je ne suis pas la même, la question qui
se pose est la suivante : Qui diable puis-je bien être ? Ah,
c’est là le grand problème ! » Et elle se mit à penser à
toutes les petites filles de son âge qu’elle connaissait, pour
voir si elle ne serait pas devenue l’une d’elles.
« Je suis sûre de ne pas être Ada, se dit-elle, car elle a
de longs cheveux bouclés, alors que les miens ne bouclent
pas du tout. Je suis sûre également de ne pas être Mabel,
car, moi, je sais toutes sortes de choses, tandis qu’elle ne
sait quasiment rien ! De plus, elle est elle, et moi je suis
moi, et… oh ! Seigneur ! quel casse-tête ! Je vais vérifier si
je sais encore tout ce que je savais jusqu’ici. Voyons un
peu : quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize,
et quatre fois sept font… Oh ! mon Dieu ! jamais je
n’arriverai jusqu’à vingt à cette allure ! Mais la Table de
Multiplication ne prouve rien ; essayons la Géographie.
Londres est la capitale de Paris, et Paris est la capitale de
Rome, et Rome… non, tout cela est faux, j’en suis sûre ! On
a dû me changer en Mabel ! Je vais essayer de réciter :
Voyez comme la petite abeille
… » S’étant croisé les
mains sur les genoux comme si elle récitait ses leçons, elle
se mit à dire le poème, mais sa voix lui parut rauque et
étrange, et les mots vinrent tout différents de ce qu’ils
étaient d’habitude :
«
Voyez comme le petit crocodile
Sait faire briller sa queue
En répandant l’eau du Nil
Sur ses écailles d’or !
Comme gaiement il semble sourire,
Comme il écarte bien ses griffes,Comme il accueille les petits poissons
En ses ensorcelantes mâchoires !
Je suis sûre que ce ne sont pas les mots qu’il faut »,
soupira la pauvre Alice ; et ses yeux s’emplirent à nouveau
de larmes tandis qu’elle poursuivait : « Après tout, je dois
être Mabel ; il va falloir que j’aille habiter cette misérable
petite maison, et je n’aurai quasiment pas de jouets, et –
oh ! – tant de leçons à apprendre ! Non, ma décision est
prise : si je suis Mabel, je reste ici ! On aura beau pencher
la tête vers moi en disant – Allons, remonte, ma chérie ! –
je me contenterai de lever les yeux et de répondre – Dites-
moi d’abord qui je suis : si cela me plaît d’être cette
personne-là, alors je remonterai ; sinon, je resterai ici
jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre… – mais, oh ! mon
Dieu ! s’écria-t-elle en fondant brusquement en larmes, je
voudrais bien qu’on se décide à pencher la tête vers moi !
J’en ai tellement assez d’être toute seule ici ! »
En disant cela, elle abaissa son regard vers ses mains,
et fut surprise de voir qu’elle avait mis un des petits gants
de chevreau blancs du Lapin, tout en parlant : « Comment
ai-je pu m’y prendre ? songea-t-elle. Je dois être en train
de rapetisser. » Elle se leva et s’approcha de la table pour
voir par comparaison combien elle mesurait ; elle s’aperçut
que, autant qu’elle pouvait en juger, elle avait environ
soixante centimètres de haut, et ne cessait de diminuer
rapidement. Elle comprit bientôt que ceci était dû à
l’éventail qu’elle tenait ; elle le lâcha en toute hâte, juste à
temps pour éviter de disparaître tout à fait.
« Cette fois, je l’ai échappé belle ! dit Alice, toute
effrayée de sa brusque transformation, mais très heureuse
d’être encore de ce monde ; maintenant, au jardin ! » Et
elle revint en courant à toute vitesse vers la petite porte.
Hélas ! la petite porte était de nouveau fermée, et la petite
clé d’or se trouvait sur la table comme auparavant ; « les
choses vont de mal en pis, pensa la pauvre enfant, car
jamais je n’ai été aussi petite qu’à présent, non, jamais !
C’est trop de malchance, vraiment ! »Comme elle disait ces mots, son pied glissa, et, un
instant plus tard, plouf ! elle se trouvait plongée dans l’eau
salée jusqu’au menton. Sa première idée fut qu’elle était
tombée dans la mer, elle ne savait comment, et, « dans ce
cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. »
(Alice était allée au bord de la mer une seule fois dans sa
vie, et elle en avait tiré cette conclusion générale que,
partout où on allait sur les côtes anglaises, on trouvait un
grand nombres de cabines de bain roulantes dans l’eau,
des enfants en train de faire des trous dans le sable avec
des pelles en bois, puis une rangée de pensions de
famille, et enfin une gare de chemin de fer.) Cependant,
elle ne tarda pas à comprendre qu’elle était dans la mare
formée par les larmes qu’elle avait versées lorsqu’elle avait
deux mètres soixante-quinze de haut.
« Comme je regrette d’avoir tant pleuré ! s’exclamaitAlice, tout en nageant pour essayer de se tirer de là. Je
suppose que, en punition, je vais me noyer dans mes
propres larmes ! C’est cela qui sera bizarre, pour cela,
oui ! Il est vrai que tout est bizarre aujourd’hui. »
À cet instant précis, elle entendit patauger, non loin,
dans la mare, et elle nagea de ce côté-là pour voir de quoi
il s’agissait : elle crut d’abord que cela pouvait être un
morse ou un hippopotame ; mais ensuite elle se rappela
combien elle était, à présent, petite, et elle ne tarda pas à
s’apercevoir que ce n’était qu’une souris qui avait glissé
dans la mare, exactement comme elle.
« Est-ce que cela servirait à quelque chose,
maintenant, pensa Alice, de parler à cette souris ? Tout est
tellement extravagant dans ce souterrain, qu’elle est très
probablement capable de parler : en tout cas, je peux
toujours essayer. » Elle commença donc ainsi : « O Souris,
sais-tu comment on peut sortir de cette mare ? Je suis
lasse de nager par ici, ô Souris ! » (Alice estimait qu’il
fallait s’adresser en ces termes à une souris : jamais
encore elle ne s’était exprimée de la sorte, mais elle venaitde se rappeler avoir lu dans la Grammaire Latine de son
frère : « Une souris, d’une souris, à une souris, une souris,
ô souris ! ») La Souris la regarda avec curiosité (Alice crut
même la voir cligner l’un de ses petits yeux), mais elle ne
répondit rien.
« Peut-être ne comprend-elle pas l’anglais, pensa
Alice ; ce doit être une souris française, venue ici avec
Guillaume le Conquérant. » (Malgré tout son savoir
historique, Alice avait des idées très vagues sur la
chronologie des événements.) En conséquence, elle dit :
« Où est ma chatte ?
{2}
»
ce qui était la première phrase
de son manuel de français. La Souris bondit brusquement
hors de l’eau, et tout son corps parut frissonner de terreur.
« Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice,
craignant d’avoir froissé la pauvre bête. J’avais
complètement oublié que tu n’aimes pas les chats. »
« Que je n’aime pas les chats ! s’exclama la Souris
d’une voix perçante et furieuse. Et toi, tu les aimerais, les
chats, si tu étais à ma place ? »
« Ma foi, peut-être bien que non, répondit Alice d’un ton
conciliant ; ne te mets pas en colère pour cela. Pourtant, je
voudrais bien pouvoir te montrer notre chatte Dinah : je
crois que tu te prendrais d’affection pour les chats si tu
pouvais seulement la voir une fois. Elle est si pacifique,
cette chère Dinah, continua la fillette, comme si elle parlait
pour elle seule, en nageant paresseusement dans la mare.
Elle reste assise au coin du feu, à ronronner si gentiment,
tout en se léchant les pattes et en se lavant la figure ; et
puis c’est si doux de la caresser ; enfin, elle est vraiment
de première force pour attraper les souris… Oh ! je te
demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-
ci, la Souris était toute hérissée, et la petite fille était sûre
de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de
ma chatte, puisque cela te déplaît. »
« Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui
tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais
parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons
toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires,
viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot :
chat ! »« Je m’en garderai bien ! » dit Alice qui avait hâte de
changer de conversation. « Est-ce que tu… tu… aimes
les… les… chiens ? » La Souris ne répondit pas, aussi
Alice continua avec empressement : « Il y a près de chez
nous un petit chien si charmant que j’aimerais bien pouvoir
te le montrer ! Vois-tu, c’est un petit terrier à l’œil vif, avec,
oh, de si longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets
qu’on lui jette, il fait le beau pour quémander son dîner, et il
fait tellement de tours que je ne m’en rappelle pas la
moitié. Il appartient à un fermier qui dit que ce chien lui est
si utile qu’il vaut plus de mille francs ! Il dit qu’il tue les rats
et… Oh, mon Dieu ! s’écria Alice d’un ton chagrin, j’ai bien
peur de l’avoir offensée une fois de plus ! » En effet, la
Souris s’éloignait d’elle en nageant aussi vite que possible,
et en soulevant une véritable tempête à la surface de la
mare.Alice l’appela doucement : « Ma petite Souris chérie !
Je t’en prie, reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats
ni de chiens, puisque tu ne les aimes pas ! » Quand la
Souris entendit cela, elle fit demi-tour et nagea lentement
vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa la
petite fille), et elle déclara d’une voix basse et tremblante :
« Regagnons la rive ; là, je te raconterai mon histoire ; tu
comprendras alors pourquoi je déteste les chats et les
chiens. »
Il était grand temps de partir, la mare se trouvant à
présent fort encombrée par les oiseaux et les animaux qui
y étaient tombés : il y avait un Canard, un Dodo, un Lori, un
Aiglon, et plusieurs autres créatures bizarres. Alice montra
le chemin, et toute la troupe gagna la terre à la nage.CHAPITRE III – Une course au
« Caucus »
{3}
et une longue
histoire
Étrange troupe, en vérité, que celle qui s’assembla sur
la rive : oiseaux aux plumes mouillées, animaux dont la
fourrure collait au corps, tous trempés comme des soupes,
mal à l’aise, et de mauvaise humeur.Naturellement, la question la plus importante était de
savoir comment se sécher : ils tinrent conseil à ce sujet, et,
au bout de quelques minutes, Alice trouva tout naturel de
bavarder familièrement avec eux, comme si elle les avait
connus toute sa vie. En réalité, elle eut une longue
discussion avec le Lori qui finit par bouder et se contenta
de déclarer : « Je suis plus âgé que toi, je sais mieux que
toi ce qu’il faut faire » ; mais Alice ne voulut pas admettre
cela avant de connaître son âge, et, comme le Lori refusa
catégoriquement de le dire, les choses en restèrent là.
Finalement, la Souris, qui semblait avoir de l’autorité
sur eux, ordonna d’une voix forte : « Asseyez-vous, tous
tant que vous êtes, et écoutez-moi ! Je vais vous sécher,
moi, en deux temps et trois mouvements ! » Tous
s’assirent aussitôt en formant un large cercle dont la Souris
était le centre. Alice la regardait fixement d’un air inquiet,car elle était sûre d’attraper un mauvais rhume si elle ne se
séchait pas très vite.
Hum ! reprit la Souris d’un air important. « Tout le
monde est prêt ? Voici la chose la plus aride que je
connaisse. Faites silence, s’il vous plaît ! « Guillaume le
Conquérant, à la cause duquel le pape était favorable,
reçut bientôt la soumission des Anglais qui avaient besoin
de chefs et qui étaient habitués depuis quelque temps à
l’usurpation et à la conquête. Edwin et Morcar, comtes de
Mercie et de Northumbrie… » »
« Pouah ! » s’exclama le Lori en frissonnant.
« Je te demande pardon ! » dit la Souris très poliment,
mais en fronçant le sourcil. « Tu as dit quelque chose ? »
« Cela n’est pas moi ! » répliqua vivement le Lori.
« Ah ! j’avais cru t’entendre parler… Je continue :
« Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie,
se déclarèrent pour lui ; et Stigand lui-même, archevêque
de Canterbury, bien connu pour son patriotisme, trouvant
cela opportun… » »
« Trouvant quoi ? » demanda le Canard.
« Trouvant cela », répondit la Souris d’un ton plutôt
maussade. « Je suppose que tu sais ce que « cela »veut
dire. »
« Je sais ce que « cela » veut dire quand c’est moi qui
le trouve, rétorqua le Canard. C’est généralement une
grenouille ou un ver. La question est de savoir ce que
trouva l’archevêque. »
La Souris fit semblant de ne pas avoir entendu cette
question, et continua vivement : « « … trouvant cela
opportun, accompagna Edgard Atheling à la rencontre de
Guillaume pour offrir la couronne à ce dernier. Tout
d’abord, l’attitude de Guillaume fut raisonnable ; mais
l’insolence de ses Normands… » Comment te sens-tu à
présent, ma petite ? » dit-elle en se tournant vers Alice.
« Plus mouillée que jamais, répondit la fillette d’une voix
mélancolique : cela n’a pas l’air de me sécher le moins du
monde. »« Dans ce cas, déclara solennellement le Dodo en se
levant, je propose que la réunion soit remise à une date
ultérieure, et que nous adoptions sans plus tarder des
mesures plus énergiques qui soient de nature à… »
« Parle plus simplement ! s’exclama l’Aiglon. Je ne
comprends pas la moitié de ces grands mots, et, par-
dessus le marché, je crois que tu ne comprends pas, toi
non plus ! » Sur ces mots, il baissa la tête pour dissimuler
un sourire ; on entendit nettement quelques oiseaux
ricaner.
« Ce que j’allais dire, reprit le Dodo d’un ton vexé, c’est
que la meilleure chose pour nous sécher serait une course
au « Caucus ». »
« Qu’est-ce que c’est qu’une course au « Caucus » ? »
demanda Alice ; non pas qu’elle tînt beaucoup à le savoir,
mais le Dodo s’était tu comme s’il estimait que
quelqu’un
devait prendre la parole, et personne n’avait l’air de vouloir
parler.
« Ma foi, répondit-il, la meilleure façon d’expliquer ce
que c’est qu’une course au Caucus, c’est de la faire. » (Et,
comme vous pourriez avoir envie d’essayer vous-même, un
jour d’hiver, je vais vous raconter comment le Dodo
procéda.)
D’abord, il traça les limites d’une piste de courses à
peu près circulaire (« la forme exacte n’a pas
d’importance », dit-il) ; puis tous les membres du groupe
se placèrent le long de la piste, au petit bonheur. Il n’y eut
pas de : « Un, deux, trois, partez ! » Chacun se mit à courir
quand il lui plut et s’arrêta de même, si bien qu’il fut assez
difficile de savoir à quel moment la course était terminée.
Néanmoins, lorsqu’ils eurent couru pendant une demi-
heure environ et qu’ils furent tous bien secs de nouveau, le
Dodo cria brusquement : « La course est finie ! » Sur quoi,
ils s’attroupèrent autour de lui en demandant d’une voix
haletante : « Mais qui a gagné ? »Le Dodo ne put répondre à cette question avant d’avoir
mûrement réfléchi, et il resta assis pendant un bon
moment, un doigt sur le front (c’est dans cette position
qu’on voit Shakespeare, la plupart du temps, sur les
tableaux qui le représentent), tandis que les autres
attendaient sans rien dire. Finalement, il déclara : «
Tout le
monde
a gagné, et
tous
, nous devons recevoir des prix. »
« Mais qui va donner les prix ? » demandèrent les
autres en chœur.
« C’est elle, bien sûr », dit le Dodo, en montrant Alice
du doigt ; et, immédiatement, tous s’attroupèrent autour
d’elle, en criant tumultueusement : « Des prix ! Des prix ! »
Alice ne savait que faire. En désespoir de cause, elle
mit la main à la poche, en tira une boîte de dragées
(heureusement, l’eau salée n’y avait pas pénétré), et les
distribua à la ronde, en guise de prix. Il y en avait
exactement une pour chacun.
« Mais il faut qu’elle ait un prix, elle aussi », dit la
Souris.
« Bien sûr, approuva le Dodo d’un ton très sérieux.
Qu’as-tu encore dans ta poche ? » continua-t-il en se
tournant vers Alice.
« Rien qu’un dé à coudre », répondit-elle tristement.
« Passe-le-moi », ordonna-t-il.
Une fois de plus, tous se pressèrent autour d’elle, tandisque le Dodo présentait solennellement le dé à Alice, en
disant : « Nous te prions de bien vouloir accepter cet
élégant dé à coudre ; » et, quand il eut achevé ce bref
discours, les assistants poussèrent des acclamations.
Alice jugea tout cela parfaitement absurde, mais ils
avaient l’air si sérieux qu’elle n’osa pas rire ; comme elle
ne trouvait rien à répondre, elle se contenta de s’incliner et
de prendre le dé, d’un air aussi grave que possible.
Il fallait à présent manger les dragées, ce qui n’alla pas
sans beaucoup de bruit et de désordre : en effet, les gros
oiseaux se plaignirent de ne pouvoir apprécier le goût des
leurs, et les petits s’étranglèrent, si bien qu’on fut obligé de
leur tapoter le dos. Cependant, tout finit par s’arranger ; ils
s’assirent en cercle de nouveau, et prièrent la Souris de
leur narrer autre chose.
« Tu m’avais promis, te souviens-tu, dit Alice, de me
raconter ton histoire et de m’expliquer pourquoi tu détestes
les Ch… et les Ch… », ajouta-t-elle à voix basse, craignant
de la froisser une fois de plus.
« Elle est bien longue et bien triste ! » s’exclama la
Souris en soupirant et en regardant sa queue.
« Il est exact qu’elle est très longue, déclara Alice, en
regardant la queue, elle aussi, d’un air stupéfait, mais
pourquoi la trouves-tu triste ?
{4}
» Et, pendant que la Souris
parlait, Alice continuait à se casser la tête à ce propos, de
sorte que l’idée qu’elle se faisait de l’histoire ressemblait
un peu à ceci…Fury dit à une Souris,
Qu’il avait trouvée au logis :
« Allons devant le tribunal ;
Je te poursuis devant la loi.
Je n’accepte pas de refus ;
Il faut que ce procès ait lieu,
Car ce matin, en vérité,
Je n’ai rien à faire de mieux. »
La souris répond au roquet :
« Mon cher monsieur, un tel procès,
Sans jury et sans juge,
Ne se peut pas, je le crains fort. »
« Je serai juge, je serai juré,
répondit le rusé Fury.
C’est moi qui rendrai le verdict
et te condamnerai à mort ».
« Tu n’écoutes pas ! reprocha à Alice la Souris d’un ton
sévère. À quoi penses-tu donc ? »
« Je te demande pardon, dit Alice très humblement. Tu
en étais arrivée à la cinquième courbe, n’est-ce pas ? »
« Mais pas du tout ! s’exclama la Souris d’un tonfurieux. Je n’étais pas encore au nœud de mon histoire ! »
« Il y a donc un nœud
{5}
quelque part ? demanda Alice,
toujours prête à rendre service, en regardant anxieusement
autour d’elle. Oh, je t’en prie, laisse-moi t’aider à le
défaire ! »
« Jamais de la vie ! rétorqua la Souris en se levant et
en s’éloignant. Tu m’insultes en racontant des bêtises
pareilles ! »
« Je ne l’ai pas fait exprès ! dit la pauvre Alice pour
s’excuser. Mais, tu te froisses pour un rien, tu sais ! »
La Souris, en guise de réponse, se contenta de
grogner.
« Je t’en prie, reviens et achève ton histoire ! » s’écria
Alice. Et tous les autres s’exclamèrent en chœur : « Oui,
nous t’en prions ! » Mais la Souris se contenta de hocher la
tête avec impatience, en s’éloignant un peu plus vite.
« Quel dommage qu’elle n’ait pas voulu rester ! »
déclara le Lori en soupirant, aussitôt qu’elle eut disparu ; et
une vieille mère Crabe profita de l’occasion pour dire à sa
fille : « Ah ! ma chérie ! Que ceci te serve de leçon et
t’apprenne à ne jamais te mettre en colère ! » – « Tais-toi,
m’man ! » répondit la petite d’un ton acariâtre. « Ma parole,
tu ferais perdre patience à une huître ! »
« Ce que je voudrais avoir notre Dinah avec moi !
s’exclama Alice à haute voix, mais sans s’adresser à
personne en particulier. Elle aurait vite fait de laramener ! »
« Et qui est Dinah, si je puis me permettre de poser
cette question ? » demanda le Lori.
Alice répondit avec empressement, car elle était
toujours prête à parler de son animal favori : « Dinah est
notre petite chatte. Elle n’a pas sa pareille pour attraper les
souris, tu ne peux pas t’en faire une idée ! Et je voudrais
que tu la voies quand elle chasse les oiseaux ! Elle avale
un petit oiseau en un rien de temps ! »
Ces paroles causèrent une grande sensation dans
l’assistance. Quelques oiseaux s’envolèrent sans plus
attendre. Une vieille Pie commença à s’emmitoufler très
soigneusement en marmottant : « Il faut absolument que je
rentre ; l’air de la nuit me fait mal à la gorge ! » et un Canari
cria à ses enfants d’une voix tremblante : « Partons, mes
chéris ! Vous devriez être au lit depuis longtemps déjà ! »
Sous des prétextes divers, tous s’éloignèrent, et, bientôt,
Alice se trouva seule.
« Ce que je regrette d’avoir parlé de Dinah ! se dit-elle
d’une voix mélancolique. Personne ici n’a l’air de l’aimer, et
pourtant je suis sûre que c’est la meilleure chatte du
monde ! Oh, ma Dinah chérie ! Je me demande si je te
reverrai jamais » Là-dessus, la pauvre Alice se remit à
pleurer, car elle se sentait très seule et découragée. Au
bout d’un court moment, cependant, elle entendit dans le
lointain un léger bruit de pas ; alors, elle leva des yeux
avides, espérant vaguement que la Souris avait changéd’idée et revenait pour achever son histoire.CHAPITRE IV – Le lapin fait
intervenir le petit Bill
C’était le Lapin Blanc qui revenait en trottant lentement
et en jetant autour de lui des regards inquiets comme s’il
avait perdu quelque chose ; Alice l’entendit murmurer : « La
Duchesse ! La Duchesse ! Oh, mes pauvres petites
pattes ! Oh, ma fourrure et mes moustaches ! Elle va me
faire exécuter, aussi sûr que les furets sont des furets ! Où
diable ai-je bien pu les laisser tomber ? » Alice devina sur-
le-champ qu’il cherchait l’éventail et les gants de chevreau
blancs, et, n’écoutant que son bon cœur, elle se mit à les
chercher à son tour ; mais elle ne les trouva nulle part. Tout
semblait changé depuis qu’elle était sortie de la mare : la
grande salle, la table de verre et la petite clé avaient
complètement disparu.
Bientôt le Lapin vit Alice en train de fureter partout, et il
l’interpella avec colère : « Eh bien, Marie-Anne, que diable
faites-vous là ? Filez tout de suite à la maison, et
rapportez-moi une paire de gants et un éventail ! Allons,
vite ! » Alice eut si peur qu’elle partit immédiatement à
toutes jambes dans la direction qu’il lui montrait du doigt,
sans essayer de lui expliquer qu’il s’était trompé.
« Il m’a pris pour sa bonne, se disait-elle tout en
courant. Comme il sera étonné quand il saura qui je suis !
Mais je ferais mieux de lui rapporter son éventail et ses
gants… du moins si j’arrive à les trouver. » Comme elle
prononçait ces mots, elle arriva devant une petite maison
fort coquette, sur la porte de laquelle se trouvait une plaque
de cuivre étincelante où était gravé le nom : « LAPIN B. ».
Elle entra sans frapper, puis monta l’escalier quatre à
quatre, car elle avait très peur de rencontrer la véritable
Marie-Anne et de se faire expulser de la maison avant
d’avoir trouvé l’éventail et les gants.
« Comme cela me semble drôle, pensa Alice, de faire
des commissions pour un lapin ! Après cela, je suppose
que c’est Dinah qui m’enverra faire des commissions ! » Et
elle commença à s’imaginer ce qui se passerait :
« Mademoiselle Alice, venez tout de suite vous habillerpour aller faire votre promenade ! – J’arrive dans un
instant, Mademoiselle ! Mais il faut que je surveille ce trou
de souris jusqu’au retour de Dinah, pour empêcher la
souris de sortir. » « Seulement, continua Alice, je ne crois
pas qu’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait à
donner des ordres comme cela ! »
Elle était arrivée maintenant dans une petite chambre
bien rangée, devant la fenêtre de laquelle se trouvait une
table ; sur la table, comme elle l’avait espéré, il y avait un
éventail et deux ou trois paires de minuscules gants de
chevreau blancs : elle prit l’éventail et une paire de gants,
et elle s’apprêtait à quitter la chambre quand son regard se
posa sur une petite bouteille à côté d’un miroir. Cette fois, il
n’y avait pas d’étiquette portant les mots : « BOIS-MOI »,
mais, cependant, elle déboucha la bouteille et la porta à
ses lèvres. « Je sais qu’il arrive toujours quelque chose
d’intéressant chaque fois que je mange ou que je bois quoi
que ce soit, se dit-elle. Je vais voir l’effet que produira cette
bouteille. J’espère bien qu’elle me fera grandir de nouveau,
car, vraiment, j’en ai assez d’être, comme à présent, une
créature minuscule ! »
Ce fut bien ce qui se produisit, et beaucoup plus tôt
qu’elle ne s’y attendait : avant d’avoir bu la moitié du
contenu de la bouteille, elle s’aperçut que sa tête était
pressée contre le plafond, si bien qu’elle dut se baisser
pour éviter d’avoir le cou rompu. Elle se hâta de remettre la
bouteille à sa place, en disant : « Cela suffit comme cela…
J’espère que je ne grandirai plus… Au point où j’en suis, je
ne peux déjà plus sortir par la porte… Ce que je regrette
d’avoir tant bu ! »Hélas ! les regrets étaient inutiles ! Elle continuait à
grandir sans arrêt, et, bientôt, elle fût obligée de
s’agenouiller sur le plancher : une minute plus tard, elle
n’avait même plus assez de place pour rester à genoux, et
elle essayait de voir si elle serait mieux en se couchant, un
coude contre la porte, son autre bras replié sur la tête.
Puis, comme elle ne cessait toujours pas de grandir, elle
passa un bras par la fenêtre, mit un pied dans la cheminée,
et se dit : « À présent je ne peux pas faire plus, quoi qu’il
arrive. Que vais-je devenir ? »
Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique
avait produit tout son effet et elle s’arrêta de grandir :
malgré tout, elle était très mal à l’aise, et, comme elle
semblait ne pas avoir la moindre chance de pouvoir sortir,
un jour, de la petite chambre, il n’était pas surprenant
qu’elle se sentît malheureuse.
« C’était bien plus agréable à la maison, pensa la
pauvre Alice ; on ne grandissait pas et on ne rapetissaitpas à tout bout de champ, et il n’y avait pas de souris, ni de
lapin, pour vous donner sans cesse des ordres. Je regrette
presque d’être entrée dans ce terrier… Et pourtant… et
pourtant… le genre de vie que je mène ici, est vraiment
très curieux ! Je me demande ce qui a bien pu m’arriver !
Au temps où je lisais des contes de fées, je m’imaginais
que ce genre de choses n’arrivait jamais, et voilà que je
me trouve en plein dedans ! On devrait écrire un livre sur
moi, cela, oui ! Quand je serai grande, j’en écrirai un…
Mais je suis assez grande maintenant, ajouta-t-elle d’une
voix désolée ; en tout cas, ici, je n’ai plus du tout de place
pour grandir. »
« Mais alors, pensa Alice, est-ce que j’aurai toujours
l’âge que j’ai aujourd’hui ? D’un côté ce serait bien
réconfortant de ne jamais devenir une vieille femme…
mais, d’un autre côté, avoir des leçons à apprendre
pendant toute ma vie !… Oh ! je n’aimerais pas cela du
tout ! »
« Ma pauvre Alice, ce que tu peux être sotte ! se
répondit-elle. Comment pourrais-tu apprendre des leçons
ici ? C’est tout juste s’il y a assez de place pour toi, et il n’y
en a pas du tout pour un livre de classe ! »
Elle continua de la sorte pendant un bon moment, tenant
une véritable conversation à elle seule, en faisant
alternativement les questions et les réponses. Puis, au bout
de quelques minutes, elle entendit une voix à l’extérieur de
la maison, et se tut pour écouter.
« Marie-Anne ! Marie-Anne ! disait la voix. Apportez-
moi mes gants tout de suite ! » Ensuite, Alice entendit un
bruit de pas pressés dans l’escalier. Elle comprit que
c’était le Lapin qui venait voir ce qu’elle devenait, et elle se
mit à trembler au point d’ébranler toute la maison, car elle
avait oublié qu’elle était à présent mille fois plus grosse
que le Lapin et qu’elle n’avait plus aucune raison d’en avoir
peur.
Bientôt le Lapin arriva à la porte et essaya de l’ouvrir ;
mais, comme elle s’ouvrait vers l’intérieur, et comme le
coude de la fillette était fortement appuyé contre le battant,
cette tentative échoua. Alice entendit le Lapin qui disait :
« Puisque ç’est ainsi, je vais faire le tour et entrer par lafenêtre. »
« Si tu crois cela, tu te trompes ! » pensa-t-elle. Après
avoir attendu le moment où elle crut entendre le Lapin
arriver juste sous la fenêtre, elle ouvrit brusquement la main
et fit un grand geste comme pour attraper quelque chose.
Elle n’attrapa rien, mais elle entendit un cri perçant, un bruit
de chute et un fracas de verre brisé : d’où elle conclut que
le Lapin avait dû tomber sur un châssis à concombres, ou
quelque chose de ce genre.Ensuite résonna une voix furieuse, celle du Lapin, en
train de crier : « Pat ! Pat ! Où es-tu ? » Après quoi, une
voix qu’elle ne connaissait pas répondit : « Je suis là, pour
sûr ! En train d’arracher des pommes, vot’honneur ! »
« Ah ! vraiment, en train d’arracher des pommes !
répondit le Lapin, en colère. Arrive ici ! Viens m’aider à
sortir de là ! » (Nouveau fracas de verre brisé.)
« Maintenant, dis-moi, Pat, que voit-on à la fenêtre ? »
« Pour sûr que c’est un bras, vot’honneur ! » (Il
prononçait : brâââs).
« Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette
taille ? Ma parole, il bouche complètement la fenêtre ! »
« Pour sûr que c’est ben vrai, vot’honneur : mais, c’est
un bras tout de même. »
« En tout cas, il n’a rien à faire là : va l’enlever ! »
Cette conversation fut suivie d’un long silence, et Alice
n’entendit plus que quelques phrases à voix basse de
temps à autre, telles que : « Pour sûr, j’aime pas cela,
vot’honneur, du tout, du tout ! » – « Fais ce que je te dis,
espèce de poltron ! » Finalement, Alice ouvrit la main de
nouveau et fit encore un grand geste comme pour attraper
quelque chose. Cette fois, il y eut deux petits cris perçants
et un nouveau fracas de verre brisé. « Combien ont-ils
donc de châssis à concombres ! pensa Alice. Je me
demande ce qu’ils vont faire à présent ! Pour ce qui est deme faire sortir par la fenêtre, je souhaite seulement qu’ils
puissent y arriver ! Je suis certaine de ne pas avoir envie
de rester ici plus longtemps ! »
Pendant un moment, elle n’entendit plus rien ; puis vint
le grondement sourd de petites roues de charrette et le
bruit de plusieurs voix en train de parler en même temps.
Elle distingua les phrases suivantes : « Où est l’autre
échelle ? – Voyons, je ne pouvais en apporter qu’une ;
c’est Bill qu’a l’autre. – Bill, amène-là ici, mon gars ! –
Dressez-les à ce coin-ci. – Non, faut d’abord les attacher
bout à bout ; elles n’arrivent pas à la moitié de la hauteur
nécessaire. – Oh ! cela ira comme cela, ne fait pas le
difficile. – Tiens, Bill, attrape-moi cette corde ! – Est-ce que
le toit supportera son poids ? – Attention à cette ardoise
qui s’est détachée ! – Cela y est, elle dégringole ! Gare là-
dessous ! » (grand fracas.) « Qui a fait cela ? – C’est Bill,
je pense. – Qui va descendre dans la cheminée ? – Moi, je
ne marche pas ! Vas-y, toi ! – Si c’est comme cela, je n’y
vais pas non plus ! – C’est Bill qui doit descendre. –
T’entends, Bill ? le maître dit que tu dois descendre dans la
cheminée ! »
« Ah, vraiment ! Bill doit descendre dans la cheminée ?
pensa Alice. Ma parole, c’est à croire que tout retombe sur
le dos de Bill ! Je ne voudrais pour rien au monde être à la
place de Bill : cette cheminée est étroite, c’est vrai, mais je
crois bien que j’ai la place pour donner un bon petit coup
de pied ! »Elle retira son pied de la cheminée aussi loin qu’elle le
put, et attendit jusqu’au moment où elle entendit les griffes
d’un petit animal (elle ne put deviner quelle sorte d’animal
c’était) agripper les parois de la cheminée juste au-dessus
d’elle ; alors, en se disant : « Voici Bill », elle donna un
grand coup de pied, et prêta l’oreille pour savoir ce qui
allait se passer.
D’abord elle entendit plusieurs voix qui s’exclamaient
en chœur : « Voilà Bill qui s’envole ! » Puis la voix du Lapin
seul : « Attrapez-le, vous, là-bas, près de la haie ! » Puis il
y eut un silence, puis, à nouveau, un chœur de voix
confuses : « Relevez-lui la tête. – Un peu d’eau-de-vie
maintenant. – Ne l’étouffez pas. – Comment cela s’est-il
passé, mon vieux ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Raconte-
nous cela ! »
Finalement, une petite voix faible et grinçante se fit
entendre : (« Cela, c’est Bill », pensa Alice.) « Ma parole,
je ne sais pas… Non, merci, j’en ai assez… Je me sens
mieux maintenant… mais je suis encore trop troublé pour
vous raconter… Tout ce que je sais, c’est que quelque
chose m’est arrivé dessus comme un diable qui sort d’une
boîte, et que je suis parti en l’air comme une fusée ! »
« Pour cela, oui, c’est ben ce que tu as fait, mon
vieux ! » s’exclamèrent les autres.
« Il va falloir brûler la maison ! » dit la voix du Lapin ; « si
jamais vous faites cela, je lance Dinah à vos trousses ! »s’écria Alice de toute la force de ses poumons.
Un silence de mort régna aussitôt, et elle pensa : « Je
me demande ce qu’ils vont bien pouvoir inventer à
présent ! S’ils avaient pour deux sous de bon sens, ils
enlèveraient le toit. » Au bout d’une minute ou deux, ils
recommencèrent à s’agiter, et Alice entendit le Lapin qui
disait : « Une brouettée suffira pour commencer. »
« Une brouettée de quoi ? » se demanda Alice. Mais
elle ne tarda pas à être fixée, car, une seconde plus tard,
une grêle de petits cailloux s’abattit sur la fenêtre, et
quelques-uns la frappèrent au visage. « Je vais mettre un
terme à tout cela », se dit-elle, et elle s’écria : « Vous ferez
bien de ne pas recommencer ! » ce qui amena, à nouveau,
un silence de mort.
Alice remarqua, non sans surprise, que les cailloux,
aussitôt qu’ils tombaient sur le plancher, se transformaient
en petits gâteaux, et une idée lumineuse lui vint. « Si j’en
mange un, pensa-t-elle, il va certainement me faire changer
de taille ; et, comme il est impossible qu’il me fasse encore
grandir, je suppose qu’il va me rendre plus petite. »
Elle avala donc un gâteau, et fut ravie de voir qu’elle
commençait à rapetisser immédiatement. Dès qu’elle fut
assez petite pour pouvoir, passer par la porte, elle sortit de
la maison en courant et trouva, dehors, une foule de petits
animaux et d’oiseaux qui attendaient. Bill, le pauvre petit
Lézard, était au milieu du groupe, soutenu par deuxcochons d’Inde qui lui faisaient boire le liquide d’un flacon.
Tous se ruèrent dans la direction d’Alice dès qu’elle se
montra ; mais elle s’enfuit à toutes jambes et se trouva
bientôt en sécurité dans un bois touffu.
« La première chose que je dois faire, se dit-elle tout en
marchant dans le bois à l’aventure, c’est retrouver ma taille
normale ; la seconde, c’est de trouver le chemin qui mène
à ce charmant jardin. Je crois que c’est un très bon plan. »
En vérité, ce plan semblait excellent, à la fois simple et
précis ; la seule difficulté c’est qu’Alice n’avait pas la plus
petite idée sur la manière de le mettre à exécution. Tandis
qu’elle regardait autour d’elle avec inquiétude parmi les
arbres, un petit aboiement sec juste au-dessus de sa tête
lui fit lever les yeux en toute hâte.
Un énorme chiot la regardait d’en haut avec de grands
yeux ronds, et essayait de la toucher en tendant timidement
une de ses pattes. « Pauvre petite bête ! » dit Alice d’une
voix caressante, et elle faisait de gros efforts pour essayer
de le siffler ; mais, en réalité, elle avait terriblement peur à
l’idée qu’il pouvait avoir faim car, dans ce cas, il aurait pu
tout aussi bien la dévorer, malgré ses cajoleries.Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa un bout
de bâton et le lui tendit ; alors le chiot fit un saut en l’air,
avec les quatre pattes, en jappant de plaisir, puis il se jeta
sur le bâton qu’il fit mine de vouloir mettre en pièces ; alors
Alice s’esquiva derrière un grand chardon pour éviter
d’être renversée ; mais, dès qu’elle se montra de l’autre
côté du chardon, le petit chien se précipita de nouveau sur
le bâton et fit la cabriole dans sa hâte de s’en emparer ;
alors Alice, qui avait nettement l’impression de jouer avec
un cheval de trait, et qui s’attendait à être piétinée d’un
moment à l’autre, s’esquiva de nouveau derrière le
chardon ; sur quoi, le chiot exécuta une série de courtes
attaques contre le bâton, avançant très peu et reculant
beaucoup chaque fois, sans cesser d’aboyer d’une voix
rauque ; finalement il s’assit à une assez grande distance,
haletant, la langue pendante, et ses grands yeux mi-clos.
Alice jugea qu’elle avait là une bonne occasion de se
sauver ; elle partit sans plus attendre, et courut jusqu’à ce
qu’elle fût épuisée, hors d’haleine, et que l’aboiement du
chiot ne résonnât plus que très faiblement dans le lointain.
« Pourtant, quel charmant chiot c’était ! dit Alice, en
s’appuyant contre un bouton d’or pour se reposer, et en
s’éventant avec une de ses feuilles. J’aurais bien aimé lui
apprendre à faire des tours si… si seulement j’avais eu la
taille qu’il faut pour cela ! Oh ! Mon Dieu ! J’avais presque
oublié que je dois grandir à nouveau ! Voyons… comment
est-ce que je vais m’y prendre ? Je suppose que je devraismanger ou boire quelque chose ; mais la grande question
est : quoi ? »
La grande question était certainement : quoi ? Alice
regarda les fleurs et les brins d’herbe autour d’elle, sans
rien voir qui ressemblât à la chose qu’il fallait manger ou
boire, compte tenu des circonstances. Tout près d’elle se
dressait un champignon à peu près de sa taille ; quand elle
eut regardé sous le champignon, derrière le champignon,
et des deux côtés du champignon, l’idée lui vint qu’elle
pourrait également regarder ce qu’il y avait sur le dessus
du champignon.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, jeta un coup
d’œil attentif, et son regard rencontra immédiatement celui
d’une grosse chenille bleue, assise les bras croisés,
fumant tranquillement un long narguilé, sans prêter la
moindre attention à Alice ou à quoi que ce fût.CHAPITRE V – Les conseils de
la Chenille
La Chenille et Alice se regardèrent un moment en
silence : finalement, la Chenille retira son narguilé de sa
bouche, puis s’adressant à elle d’une voix languissante et
endormie :
« Qui es-tu ? » lui demanda-t-elle.
Ce n’était pas un début de conversation très
encourageant. Alice répondit d’un ton timide : « Je… Je ne
sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Du
moins, je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin,
mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis
ce moment-là. »
« Que veux-tu dire par là ? demanda la Chenille d’un ton
sévère. Explique-toi ! »
« Je crains de ne pas pouvoir m’expliquer, madame,
parce que je ne suis pas moi, voyez-vous ! »
« Non, je ne vois pas. » dit la Chenille.
« J’ai bien peur de ne pas pouvoir m’exprimer plus
clairement, reprit Alice avec beaucoup de politesse, car,
tout d’abord, je ne comprends pas moi-même ce qui
m’arrive, et, de plus, cela vous brouille les idées de
changer si souvent de taille dans la même journée. »« Allons donc ! » s’exclama la Chenille.
« Vous ne vous en êtes peut-être pas aperçue jusqu’à
présent, continua Alice ; mais, quand vous serez obligée
de vous transformer en chrysalide – cela vous arrivera un
de ces jours, vous savez – puis en papillon, je suppose que
cela vous paraîtra un peu bizarre, ne croyez-vous pas ? »
« Pas le moins du monde » répondit la Chenille.
« Eh bien, il est possible que cela ne vous fasse pas
cet effet-là, dit Alice, mais, tout ce que je sais, c’est que
cela me paraîtrait extrêmement bizarre, à moi. »
« À toi ! fit la Chenille d’un ton de mépris. Mais, qui es-
tu, toi ? »
Ce qui les ramenait au début de leur conversation.
Alice, un peu irritée de ce que la Chenille lui parlât si
sèchement, se redressa de toute sa hauteur et déclara
d’un ton solennel : « Je crois que c’est vous qui devriez
d’abord me dire qui vous êtes. »
« Pourquoi ? » répliqua la Chenille.
La question était fort embarrassante ; comme Alice ne
pouvait trouver une bonne raison, et comme la Chenille
semblait être d’humeur très désagréable, elle lui tourna le
dos et s’éloigna.
« Reviens ! lui cria la Chenille. J’ai quelque chose
d’important à te dire ! »
Ceci semblait plein de promesses, certainement : Alicefit demi-tour et revint.
« Reste calme », déclara la Chenille.
« C’est tout ? » demanda Alice, en maîtrisant sa colère
de son mieux.
« Non », répondit la Chenille.Alice pensa qu’elle pourrait aussi bien attendre,
puisqu’elle n’avait rien d’autre à faire, et peut-être qu’après
tout, la Chenille lui dirait quelque chose qui vaudrait la
peine d’être entendu. Pendant quelques minutes, la
Chenille fuma en silence, puis, finalement, elle décroisa
ses bras, retira le narguilé de sa bouche, et dit : « Donc, tu
crois que tu es changée, n’est-ce pas ? »
« J’en ai peur, madame. Je suis incapable de me
rappeler les choses comme avant… et je ne conserve pas
la même taille dix minutes de suite ! »
« Quelles sont les choses que tu ne peux pas te
rappeler ? »
« Eh bien, j’ai essayé de réciter : «
Voyez comme la
petite abeille
… », mais c’est venu tout différent de ce que
c’est en réalité ! » répondit Alice d’une voix mélancolique.
« Récite-moi : «
Vous êtes vieux, Père William…
{6}
» », ordonna la Chenille.
Alice joignit les mains et commença :
« Vous êtes vieux, Père William, dit le jeune homme,
Et vos cheveux sont devenus très blancs ;
Sur la tête pourtant vous continuez à marcher
Est-ce bien raisonnable, à votre âge, vraiment ? »« Dans ma jeunesse, répondit Père William à son fils,
Je craignais que cela ne m’abîme le cerveau ;
Mais, maintenant, je suis convaincu de ne pas en
avoir,
Je peux donc faire cet exercice, encore et encore. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, comme je vous l’ai
déjà dit,
Et vous êtes devenu extraordinairement gros ;
Pourtant, vous franchissez la porte d’un saut périlleux
arrière…
Je vous en prie, quelle la raison de tout cela ? »« Dans ma jeunesse, dit le vénérable, en remuant ses
mèches grises,
Je conservais la souplesse de mes membres
Par la vertu de cet onguent : un shilling la boite ;
Permets-moi de t’en vendre deux. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, et vos mâchoires sont
trop faibles
Pour tout ce qui est plus dur que le beurre ;
Et pourtant vous avez mangé l’oie, avec le bec et les
os…
Je vous en prie, comment avez-vous réussi à faire
cela ? »« Dans ma jeunesse, dit le Père, je faisais dans le
Droit,
Et argumentais toutes les choses de la vie, avec ma
femme ;
La force musculaire que ma mâchoire a ainsi acquise,
A duré toute ma vie. »
« Vous êtes vieux, dit le jeune, et nul ne pourrait
supposer
Que votre vue est aussi bonne que dans le temps ;
Sur le bout de votre nez, pourtant, vous tenez en
équilibre une anguille…
Qu’est ce qui vous a fait si habile ? »« J’ai répondu à trois questions, et cela suffit,
Dit le père ; ne te donnes pas des airs !
Penses-tu que je peux écouter chaque jour de telles
bêtises ?
Files ! Ou je te fais descendre les escaliers avec mon
pied ! »
« Cela n’est pas du tout cela », fit observer la Chenille.
« Pas tout à fait cela, j’en ai bien peur, dit Alice
timidement. Il y a quelques mots qui ont été changés ».
« C’est faux du début à la fin », affirma la Chenille d’un
ton sans réplique, et il y eut quelques minutes de silence.
La Chenille fut la première à reprendre.
« Quelle taille veux-tu avoir ? »« Oh ! je ne suis pas particulièrement difficile pour ce
qui est de la taille, répondit vivement Alice. Ce que je
n’aime pas, c’est d’en changer si souvent, voyez-vous »
« Non, je ne vois pas », répondit la Chenille.
Alice garda le silence : de toute sa vie, jamais elle
n’avait été contredite tant de fois, et elle sentait qu’elle allait
perdre son sang-froid.
« Es-tu satisfaite de ta taille actuelle ? » demanda la
Chenille.
« Ma foi, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient,
j’aimerais bien être un tout petit peu plus grande ; huit
centimètres de haut, c’est vraiment une bien piètre taille. »
« Moi, je trouve que c’est une très bonne taille ! »
répliqua la Chenille d’un ton furieux, en se dressant de
toute sa hauteur (elle mesurait exactement huit
centimètres.).
« Mais, moi, je n’y suis pas habituée ! » dit Alice d’une
voix pitoyable, afin de s’excuser. Et elle pensa : « Je
voudrais bien que toutes ces créatures ne se vexent pas si
facilement ! »
« Tu t’y habitueras à la longue », affirma la Chenille ;
après quoi, elle porta le narguilé à sa bouche et se remit à
fumer.
Cette fois Alice attendit patiemment qu’il lui plût de
reprendre la parole. Au bout d’une ou deux minutes, la
Chenille retira le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux
fois, et se secoua. Puis, elle descendit du champignon et
s’éloigna dans l’herbe en rampant, après avoir prononcé
ces simples mots en guise d’adieu : « Un côté te fera
grandir, l’autre côté te fera rapetisser. »
« Un côté de quoi ? L’autre côté de quoi ? » pensa
Alice.
« Du champignon », dit la Chenille, exactement comme
si Alice eût posé ses questions à haute voix ; après quoi,
elle disparut.
Alice regarda pensivement le champignon pendant une
bonne minute, en essayant de distinguer où se trouvaientles deux côtés ; mais, comme il était parfaitement rond, le
problème lui parut bien difficile à résoudre. Néanmoins,
elle finit par étendre les deux bras autour du champignon
aussi loin qu’elle le put, et en détacha du bord, un morceau
de chaque main.
« Et maintenant, lequel des deux est le bon ? » se dit-
elle en grignotant un petit bout du morceau qu’elle tenait
dans sa main droite, pour voir l’effet produit ; l’instant
d’après, elle ressentit un coup violent sous le menton : il
venait de heurter son pied !
Terrifiée par ce changement particulièrement soudain,
elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle
rapetissait rapidement ; aussi, elle entreprit de manger un
peu de l’autre morceau. Son menton était tellement
comprimé contre son pied qu’elle avait à peine assez de
place pour ouvrir la bouche ; mais elle finit par y arriver et
parvint à avaler un fragment du morceau qu’elle tenait dans
sa main gauche.
« Enfin ! ma tête est dégagée ! » s’exclama-t-elle d’un
ton ravi ; mais, presque aussitôt, son ravissement se
transforma en vive inquiétude lorsqu’elle s’aperçut qu’elle
ne retrouvait nulle part ses épaules : tout ce qu’elle pouvait
voir en regardant vers le bas, c’était un cou d’une longueur
démesurée, qui semblait se dresser comme une tige, au-
dessus d’un océan de feuilles vertes, bien loin au-dessous
d’elle.
« Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure ?
poursuivit Alice. Et où donc sont passées mes épaules ?
Oh ! mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne
puisse pas vous voir ? » Elle les remuait tout en parlant,
mais sans obtenir d’autre résultat que d’agiter légèrement
les feuillages lointains.
Comme elle semblait n’avoir aucune chance de pouvoir
porter ses mains à sa tête, elle essaya d’amener sa tête
jusqu’à elles, et elle fut enchantée de découvrir que son cou
se tordait aisément dans toutes les directions, comme un
serpent. Elle venait juste de réussir à le courber vers le sol
en décrivant un gracieux zigzag, et elle s’apprêtait à
plonger au milieu des feuillages, dont elle découvrait qu’ils
n’étaient autres que les cimes des arbres sous lesquelselle s’était promenée quelque temps plus tôt, lorsqu’un
sifflement aigu la fit reculer en toute hâte : un gros pigeon
s’était jeté de plein fouet sur son visage, et la frappait
violemment de ses ailes.
« Serpent
{7}
! » criait le Pigeon.
« Mais je ne suis pas un serpent ! riposta Alice d’un ton
indigné. Laissez-moi donc tranquille ! »
« Serpent, je le répète ! » continua le Pigeon d’une voix
plus calme. Puis il ajouta, avec une sorte de sanglot : « J’ai
tout essayé, mais rien ne semble les satisfaire ! »
« Je ne comprends pas du tout de quoi vous parlez »,
dit Alice.
« J’ai essayé les racines d’arbres, j’ai essayé les talus,
j’ai essayé les haies, continua le Pigeon, sans prêter
attention à elle. Mais ces serpents ! Impossible de les
satisfaire ! »
Alice était de plus en plus intriguée ; cependant elle
pensa qu’il était inutile de prononcer un mot de plus avant
que le Pigeon eût fini de parler.
« Comme si je n’avais pas assez de mal à couver les
œufs, poursuivit-il ; il faut encore que je reste nuit et jour sur
le qui-vive à cause de ces serpents ! Ma parole, voilà trois
semaines que je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde ! »
« Je suis navrée que vous ayez des ennuis », dit Alice
qui commençait à comprendre.
« Et juste au moment où j’avais pris l’arbre le plus haut
du bois, continua le Pigeon, dont la voix monta jusqu’à
devenir un cri aigu, juste au moment où je croyais être enfin
débarrassé d’eux, voilà qu’ils descendent du ciel en se
tortillant ! Pouah ! Sale serpent ! »
« Mais je vous répète que je ne suis pas un serpent ! Je
suis… je suis… »
« Eh bien ! Dites-moi ce que vous êtes ! dit le Pigeon.
Je vois bien que vous essayez d’inventer quelque chose ! »
« Je… je suis une petite fille », dit Alice d’une voix
hésitante, car elle se rappelait tous les changementsqu’elle avait subis ce jour-là.
« Comme c’est vraisemblable ! s’exclama le Pigeon
d’un ton profondément méprisant. J’ai vu pas mal de
petites filles dans ma vie, mais aucune n’avait un cou
pareil ! Non, non ! Vous êtes un serpent, inutile de le nier.
Je suppose que vous allez me raconter aussi que vous
n’avez jamais goûté à un œuf ! »
« J’ai certainement goûté à des œufs, répliqua Alice,
qui était une enfant très franche ; mais, voyez-vous, les
petites filles mangent autant d’œufs que les serpents. »
« Je n’en crois rien, dit le Pigeon. Pourtant, si c’est vrai,
alors les petites filles sont une espèce de serpent, c’est
tout ce que je peux dire. »
Cette idée était tellement nouvelle pour Alice qu’elle
resta sans mot dire pendant une ou deux minutes, ce qui
donna au Pigeon l’occasion d’ajouter : « Je sais très bien
que vous cherchez des œufs ; dans ces conditions, qu’est-
ce que cela peut me faire que vous soyez une petite fille ou
un serpent ? »
« Cela me fait beaucoup, à moi, dit Alice vivement.
Mais il se trouve justement que je ne cherche pas d’œufs ;
d’ailleurs, si j’en cherchais, je ne voudrais pas de vos œufs
à vous : je ne les aime pas lorsqu’ils sont crus. »
« Eh bien, allez-vous-en, alors ! » grommela le Pigeon
d’un ton maussade, en s’installant de nouveau dans son
nid. Alice s’accroupit parmi les arbres non sans peine, car
son cou s’empêtrait continuellement dans les branches, et,
de temps en temps, elle était obligée de s’arrêter pour le
dégager. Au bout d’un moment, elle se rappela qu’elle
tenait encore dans ses mains les deux morceaux de
champignon ; alors elle se mit prudemment à la besogne,
grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois devenant plus
grande, parfois devenant plus petite, jusqu’à ce qu’elle eût
réussi à retrouver sa taille habituelle.
Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas approché de
cette taille normale, qu’elle se sentit d’abord toute drôle ;
mais elle s’y habitua en quelques minutes, et commença à
parler toute seule, selon son habitude : « Et voilà ! j’ai
réalisé la moitié de mon plan ! Comme tous ceschangements sont déconcertants ! D’une minute à l’autre je
ne sais jamais ce que je vais être ! En tout cas j’ai retrouvé
ma taille normale ; reste maintenant à pénétrer dans le
beau jardin, et cela, je me demande comment je vais m’y
prendre. » En disant cela, elle arriva brusquement dans
une clairière où se trouvait une petite maison haute d’un
mètre vingt environ. « Quels que soient les gens qui
habitent ici, pensa Alice, cela ne serait pas à faire de leur
rendre visite, grande comme je suis : ils en mourraient de
peur, c’est sûr ! » Elle se remit donc à grignoter le morceau
qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura près de
la petite maison que lorsqu’elle eut ramené sa taille à vingt
centimètres.CHAPITRE VI – Porc et poivre
Pendant une ou deux minutes elle resta à regarder la
maison en se demandant ce qu’elle allait faire, lorsque,
soudain, un valet de pied en livrée sortit du bois en courant
(elle se dit que c’était un valet de pied parce qu’il était en
livrée : mais à en juger seulement d’après son visage, elle
l’aurait plutôt pris pour un poisson), et frappa très fort à la
porte de ses doigts repliés. Celle-ci fut ouverte par un autre
valet de pied en livrée, au visage tout rond, aux gros yeux
saillants comme ceux d’une grenouille ; Alice remarqua
que les deux laquais avaient le crâne recouvert d’une
chevelure poudrée et toute en boucles. Elle se sentait très
curieuse de savoir de quoi il s’agissait, et elle se glissa un
peu hors du bois pour écouter.
Le Valet de pied-Poisson commença par prendre sous
son bras une immense lettre, presque aussi grande que lui,
puis il la tendit à l’autre en disant d’un ton solennel : « Pour
la Duchesse. Une invitation de la Reine à une partie de
croquet. » Le Valet de pied-Grenouille répéta du même ton
solennel, mais en changeant un peu l’ordre des mots : « De
la Reine. Une invitation à une partie de croquet pour la
Duchesse. »
Puis tous deux s’inclinèrent très bas, et leurs boucles
s’entremêlèrent.Alice se mit à rire si fort à ce spectacle qu’elle fut
obligée de regagner le bois en courant, de peur d’être
entendue ; quand elle se hasarda, à nouveau, à jeter un
coup d’œil, le Valet de pied-Poisson était parti, et l’autre
était assis sur le sol près de la porte, à regarder fixement le
ciel d’un air stupide.
Alice alla timidement jusqu’à la porte et frappa.
« Ce n’est pas la peine de frapper, dit le Valet de pied,
et cela pour deux raisons. La première, c’est que je suis du
même côté de la porte que toi ; la seconde, parce qu’il y a
tellement de bruit à l’intérieur que personne ne peut
t’entendre. » En effet, un vacarme vraiment extraordinaire
retentissait dans la maison : un bruit continu de hurlements
et d’éternuements, ponctué de temps à autre par un grand
fracas, comme si on brisait un plat ou une marmite en mille
morceaux.
« En ce cas, déclara Alice, pouvez-vous, je vous prie,
me dire comment je dois faire pour entrer ? »
« Il y aurait, peut-être, quelque sens à frapper à la porte,
continua le Valet de pied sans prêter attention aux paroles
d’Alice, si cette dernière était entre nous. Par exemple, si
tu étais à l’intérieur, tu pourrais frapper, et moi, vois-tu, je
pourrais te faire sortir. » Il ne cessait pas de regarder le
ciel tout en parlant, ce qu’Alice trouvait parfaitement impoli.
« Après tout, pensa-t-elle, peut-être qu’il ne peut pas faire
autrement ; il a les yeux si près du haut de la tête. Mais, du
moins, il pourrait répondre aux questions qu’on lui pose. »
– « Comment dois-je faire pour entrer ? » répéta-t-elle à
haute voix.
« Je vais, déclara le Valet de pied, rester assis ici
jusqu’à demain… »
À cet instant, la porte de la maison s’ouvrit, et une
grande assiette fendit l’air, droit vers la tête du Valet de
pied ; elle lui effleura le nez pour se briser enfin contre un
des arbres qui se trouvaient derrière lui.
« … ou après-demain, peut-être », continua-t-il sur le
même ton, exactement comme si rien ne s’était passé.
« Comment dois-je faire pour entrer ? » demanda Alice,en élevant la voix.
« Faut-il vraiment que tu entres ? riposta-t-il. Voilà la
première question à poser. »
Cela ne faisait aucun doute, mais Alice n’aimait pas
qu’on lui parla ainsi.
« La façon dont toutes ces créatures discutent est
vraiment insupportable, murmura-t-elle. Il y a de quoi vous
rendre folle ! »
Le Valet de pied dut penser que c’était le bon moment
pour répéter sa remarque, avec des variantes :
« Je resterai assis ici sans désemparer, dit-il, pendant
des jours et des jours.
– Mais moi, que dois-je faire ? » demanda Alice.
« Ce que tu voudras », répondit-il en se mettant à siffler.
« Oh ! il est inutile de lui parler ! s’exclama Alice en
désespoir de cause : il est complètement idiot ! »
Sur ces mots, elle ouvrit la porte et entra.
La porte donnait directement sur une grande cuisine,
complètement enfumée ; la Duchesse, assise sur un
tabouret à trois pieds, était en train de bercer un bébé ; la
cuisinière, penchée au-dessus du feu, remuait le contenu
d’un grand chaudron, qui paraissait rempli de soupe.« Il y a certainement trop de poivre dans cette soupe ! »
parvint à dire Alice, tout en éternuant tant qu’elle pouvait.
Il y en avait certainement beaucoup trop dans l’air. La
Duchesse elle-même éternuait de temps à autre ; le bébé
éternuait et braillait alternativement, sans interruption. Les
seuls occupants de la cuisine qui n’éternuaient pas étaient
la cuisinière et un gros chat, allongé devant l’âtre, qui
souriait jusqu’aux oreilles.« S’il vous plaît, madame, demanda Alice assez
timidement, car elle n’était pas très sûre qu’il fût très poli de
parler la première, pourriez-vous me dire pourquoi votre
chat sourit comme cela ?
– C’est un chat du Cheshire, voilà pourquoi
{8}
, répondit
la Duchesse. Cochon ! »
Elle prononça ce dernier mot avec une violence si
soudaine qu’Alice sursauta ; mais, l’instant d’après, elle vit
que le mot s’adressait au bébé, et non pas à elle, c’est
pourquoi elle reprit courage et continua :
« Je ne savais pas que les chats du Cheshire souriaient
toujours ; en fait, je ne savais pas que les chats étaient
capables de sourire.
– Ils en sont tous capables, et la plupart d’entre eux, le
font.
– Je ne savais pas qu’il y en eût un seul au monde
capable de le faire », dit Alice très poliment, tout heureuse
de voir que la conversation était engagée.
« Tu n’as pas vu grand-chose, c’est un fait. »
Le ton de cette remarque déplut beaucoup à Alice qui
pensa qu’il vaudrait peut-être mieux passer à un autre
sujet. Pendant qu’elle essayait d’en trouver un, la cuisinière
retira le chaudron du feu, puis se mit immédiatement à jeter
sur la Duchesse et sur le bébé tout ce qui lui tomba sous la
main : d’abord vinrent la pelle, les pincettes et le tisonnier ;ensuite, ce fut une averse de casseroles, d’assiettes et de
plats. La Duchesse ne faisait aucune attention à ces
objets, même lorsqu’ils la frappaient ; quant au bébé, il
hurlait déjà si fort qu’il était parfaitement impossible de
savoir si les coups lui faisaient mal ou non.
« Oh, je vous en supplie, prenez garde à ce que vous
faites ! » s’écria Alice en bondissant d’inquiétude et de
terreur. « Oh ! cela y est, cette fois c’est son pauvre petit
nez ! » ajouta-t-elle en voyant une casserole
particulièrement volumineuse effleurer le visage du bébé.
« Si chacun s’occupait de ses affaires, grommela la
Duchesse d’une voix rauque, la terre tournerait beaucoup
plus vite qu’elle ne le fait.
– Ce qui ne nous avancerait à rien, dit Alice tout
heureuse d’étaler un peu de ses connaissances. Pensez
au désordre que cela amènerait dans la succession du jour
et de la nuit ! Voyez-vous, la terre tourne sur elle-même
pendant vingt-quatre heures sans relâche…
– À propos de hache, dit la Duchesse, coupez-lui donc
la tête ! »
Alice jeta un coup d’œil anxieux vers la cuisinière ; pour
voir si elle avait l’intention prendre l’ordre au pied de la
lettre ; mais elle était fort occupée à remuer la soupe, et
n’avait pas l’air d’écouter. Alice se hasarda donc à
poursuivre :
« Du moins, il me semble bien que c’est vingt-quatre ;ou bien est-ce douze ? Je…
– Oh, ne m’embête pas avec tes chiffres ! s’écria la
Duchesse. Je n’ai jamais pu supporter les chiffres ! »
Là-dessus elle se remit à bercer son enfant, tout en lui
chantant une espèce de berceuse et en le secouant
violemment à la fin de chaque vers :
« Parle durement à ton petit garçon,
Et bats-le lorsqu’il éternue :
Il fait cela uniquement parce que c’est un polisson,
et qu’il sait que cela nous tue. »
{9}
CHŒUR
(auquel se joignent la cuisinière et le bébé)
« Hou ! hou ! hou ! »
Pendant tout le temps que la Duchesse chantait la
seconde strophe de la chanson, elle n’arrêta pas de
ballotter violemment le bébé de haut en bas, et le pauvre
petit hurlait si fort qu’Alice put à peine distinguer les
paroles :
« Je parle durement à mon garnement,
Je le bats lorsqu’il éternue ;
Car il peut aimer complètement
Le poivre, que dans ses narines, j’insinue. »CHŒUR
« Hou ! hou ! hou ! »
« Tiens, tu peux le bercer un peu, si tu veux ! dit la
Duchesse à Alice en lui jetant le bébé comme un paquet. Il
faut que j’aille m’apprêter pour la partie de croquet de la
Reine ! » Et elle sortit vivement de la pièce. La cuisinière
lui lança une poêle à frire au moment où elle franchissait la
porte, et la manqua de peu.Alice eut du mal à saisir le bébé qui avait une forme
bizarre, et qui étendait bras et jambes dans toutes les
directions, « exactement comme une étoile de mer »,
pensa-t-elle. Le pauvre petit grognait aussi bruyamment
qu’une machine à vapeur quand elle l’attrapa, et ne cessait
de se tortiller comme un ver, si bien que, pendant les deux
premières minutes, tout ce qu’elle put faire fut de
l’empêcher de tomber.
Dès qu’elle eut compris comment il fallait s’y prendre
pour le tenir (c’est-à-dire en faire une espèce de nœud,
puis le saisir ferme par l’oreille droite et par le pied gauche
pour l’empêcher de se dénouer), elle l’emporta en plein air.
« Si je n’emmène pas cet enfant avec moi, songea-t-elle,
elles ne manqueront pas de le tuer d’ici un jour ou deux ; ce
serait un véritable crime que de l’abandonner ici. » Elle
prononça ces derniers mots à haute voix, et le bébé
poussa en réponse un petit grognement (il avait cessé
d’éternuer à présent). « Ne grogne pas, dit Alice, cela n’est
pas une façon convenable de s’exprimer. »
Le bébé poussa un second grognement, et elle le
regarda bien en face d’un air inquiet pour voir quel était le
problème. Sans aucun doute son nez extrêmement
retroussé ressemblait davantage à un groin qu’à un nez
véritable ; d’autre part, ses yeux étaient bien petits pour
des yeux de bébé ; dans l’ensemble, l’aspect de ce
nourrisson déplaisait beaucoup à Alice. « Mais peut-être,
étaient-ce uniquement ses sanglots », pensa-t-elle ; et elleexamina ses yeux de très près pour voir s’il y avait des
larmes.
Non, il n’y en avait pas. « Si jamais tu te transformes en
cochon, mon chéri, déclara Alice d’un ton sérieux, je ne
m’occuperai plus de toi. Fais attention à mes paroles ! »
Le pauvre petit sanglota de nouveau (ou grogna, puisqu’il
était impossible de faire la différence), et tous deux
poursuivirent leur route quelque temps en silence.Alice commençait à se dire : « Que vais-je faire de
cette créature quand je l’aurai amenée à la maison ? »
lorsque le bébé poussa un nouveau grognement, si fort,
cette fois, qu’elle examina à nouveau son visage avec
inquiétude. Il n’y avait pas moyen de s’y tromper, cette fois :
c’était bel et bien un cochon, et elle sentit qu’il serait
parfaitement absurde de le porter plus loin.
Elle déposa donc la petite créature sur le sol et fut
soulagée de le trottiner tranquillement vers le bois, où il
pénétra. « S’il avait grandi, se dit-elle, ç’aurait fait un enfant
horriblement laid ; mais je trouve que cela fait un assez joli
cochon. » Elle se mit à penser aux autres enfants de sa
connaissance qui auraient fait de très jolis cochons, et elle
était en train de songer : « Si seulement on savait comment
s’y prendre pour les transformer… » lorsqu’elle sursauta
légèrement en voyant le Chat du Cheshire assis sur une
branche d’arbre à quelques mètres d’elle.
Le Chat se contenta de sourire en voyant Alice. Elle lui
trouva l’air fort aimable ; pourtant, il avait des griffes
extrêmement longues et un très grand nombre de dents ;
aussi, elle sentit qu’elle devait le traiter avec respect.
« Minet du Cheshire… », commença-t-elle assez
timidement, car elle ne savait pas trop si ce nom lui plairait.
Le Chat se contenta de sourire plus largement. « Allons,
jusqu’ici il est satisfait, pensa Alice, qui continua :
Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, quel chemin je dois
prendre pour m’en aller d’ici ?– Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller,
répondit le chat.
– Peu m’importe l’endroit… dit Alice.
– En ce cas, peu importe la route que tu prendras,
répliqua-t-il.
–… pourvu que j’arrive quelque part, ajouta Alice en
guise d’explication.
– Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu
marches assez longtemps. »
Alice comprit que c’était indiscutable ; en conséquence
elle essaya une autre question : « Quelle espèce de gens
trouve-t-on dans ces parages ?
– Dans cette direction-ci, répondit le Chat, en faisant un
vague geste de sa patte droite, habite un Chapelier ; et
dans cette direction-là (il fit un geste de sa patte gauche),
habite un Lièvre de Mars. Tu peux aller rendre visite à l’un
ou à l’autre : ils sont fous tous les deux.
{10}
– Mais je ne veux pas aller parmi les fous, fit remarquer
Alice.
– Impossible de faire autrement, dit le Chat ; nous
sommes tous fous ici. Je suis fou. Tu es folle.
– Comment savez-vous que je suis folle ? demanda
Alice.
– Tu dois l’être, répondit le Chat, autrement tu ne serais
pas venue ici. »
Alice pensait que ce n’était pas une preuve suffisante,
mais elle continua : « Et comment savez-vous que vous
êtes fou ?
– Pour commencer, dit le Chat, est-ce que tu
m’accordes qu’un chien n’est pas fou ?
– Sans doute.
– Eh bien, vois-tu, continua le Chat, tu remarqueras
qu’un chien gronde lorsqu’il est en colère, et remue la
queue lorsqu’il est content. Or, moi, je gronde quand je suis
content, et je remue la queue quand je suis en colère.Donc, je suis fou.
– Moi j’appelle cela ronronner, pas gronder, objecta
Alice.
– Appelle cela comme tu voudras, dit le Chat. Est-ce
que tu es de la partie de croquet de la Reine, cet après-
midi ?
– Je voudrais bien, répondit Alice, mais je n’ai pas
encore été invitée.
– Tu m’y verras », dit le Chat et il disparut.
Alice ne s’en étonna guère, tellement elle était habituée
à voir se passer des choses bizarres. Pendant qu’elle
regardait l’endroit où le Chat s’était trouvé, il réapparut.
« À propos, fit-il, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier
de te le demander.
– Il s’est transformé en cochon », répondit Alice d’une
voix calme, comme si c’était la chose la plus naturelle du
monde.« Cela ne m’étonne pas », déclara le Chat, et il disparut
à nouveau.
Alice attendit encore un peu, dans l’espoir de le voir
réapparaître, mais il n’en fit rien, et, au bout d’une ou deux
minutes, elle s’en alla vers l’endroit où on lui avait dit
qu’habitait le Lièvre de Mars. « J’ai déjà vu des chapeliers,
se dit-elle ; le Lièvre de Mars sera beaucoup plus
intéressant à voir, et, comme nous sommes en mai, peut-
être qu’il ne sera pas fou furieux… ; du moins peut-être
sera-t-il moins fou qu’il ne l’était en mars. » Comme elle
prononçait ces mots, elle leva les yeux, et voilà qu’elle
aperçut à nouveau le Chat, assis sur une branche.
« Est-ce que tu as dit : « cochon », ou « cocon » ?
demanda-t-il.
– J’ai dit « cochon », répondit Alice ; et je voudrais bien
que vous n’apparaissiez pas et ne disparaissiez pas si
brusquement : cela me fait tourner la tête.
– C’est bon », dit le Chat ; et, cette fois, il disparut très
lentement, en commençant par le bout de la queue et en
finissant par le sourire, qui persista un bon bout de temps
après que le reste de l’animal eut disparu.
« Ma parole ! pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans
un sourire, mais jamais un sourire sans un chat !… C’est la
chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »
Avant d’être allée bien loin, elle aperçut la maison du
Lièvre de Mars : du moins elle pensa que c’était bien sa
maison parce que les cheminées étaient en forme
d’oreilles, et que le toit était couvert de fourrure en guise de
chaume. La maison semblait si grande qu’Alice n’osa pas
approcher avant d’avoir grignoté un peu du morceau de
champignon qu’elle tenait à la main gauche et d’avoir
atteint soixante centimètres environ. Même alors, elle reprit
son chemin assez timidement, tout en se disant : « Et s’il
est fou furieux, après tout ? Je regrette presque de ne pas
être allée voir le Chapelier ! »CHAPITRE VII – Un thé chez
les fous
Sous un arbre, devant la maison, se trouvait une table
servie où le Lièvre de Mars et le Chapelier étaient en train
de prendre le thé ; un Loir, qui dormait profondément, était
assis entre eux, et les deux autres appuyaient leurs coudes
sur lui comme sur un coussin en parlant par-dessus sa tête.
« C’est bien incommode pour le Loir, pensa Alice ; mais,
comme il dort, je suppose que cela lui est égal. »
La table était très grande ; pourtant tous trois se
serraient l’un contre l’autre à un même coin. « Pas de
place ! Pas de place ! » s’écrièrent-ils en voyant Alice. « Il y
a de la place à revendre ! » répondit-t-elle avec
indignation, et elle s’assit dans un grand fauteuil à un bout
de la table.
« Prends donc un peu de vin », proposa le Lièvre de
Mars d’un ton encourageant.
Alice promena son regard tout autour de la table, mais
elle n’aperçut que du thé. « Je ne vois pas de vin, fit-elle
observer.
– Il n’y en a pas, dit le Lièvre de Mars.
– En ce cas, ce n’est pas très poli de votre part de m’en
offrir, répliqua Alice d’un ton furieux.– Ce n’est pas très poli de ta part de t’asseoir sans y
être invitée, riposta le Lièvre de Mars.
– Je ne savais pas que c’était votre table, répondit
Alice ; elle est mise pour plus de trois personnes.
– Tu as besoin de te faire couper les cheveux, déclara
le Chapelier. » Il y avait un bon moment qu’il la regardait
avec beaucoup de curiosité, et c’étaient les premières
paroles qu’il prononçait.
« Vous ne devriez pas faire d’allusions personnelles »,
répliqua Alice sévèrement ; c’est extrêmement grossier. »
Le Chapelier ouvrit de grands yeux en entendant cela ;
mais il se contenta de demander :
« Pourquoi est-ce qu’un corbeau ressemble à un
bureau ? »
« Parfait, nous allons nous amuser ! pensa Alice. Jesuis contente qu’ils aient commencé à poser des
devinettes… – Je crois que je peux deviner cela », ajouta-t-
elle à haute voix.
– Veux-tu dire que tu penses pouvoir trouver la
réponse ? demanda le Lièvre de Mars.
– Exactement.
– En ce cas, tu devrais dire ce que tu penses.
– Mais c’est ce que je fais, répondit Alice vivement. Du
moins… du moins… je pense ce que je dis… et c’est la
même chose, n’est-ce pas ?
– Mais pas du tout ! s’exclama le Chapelier. C’est
comme si tu disais que : « Je vois ce que je mange », c’est
la même chose que : « Je mange ce que je vois ! »
– C’est comme si tu disais, reprit le Lièvre de Mars,
que : « J’aime ce que j’ai », c’est la même chose que :
« J’ai ce que j’aime ! »
– C’est comme si tu disais, ajouta le Loir (qui, semblait-
il, parlait tout en dormant), que : « Je respire quand je
dors », c’est la même chose que : « Je dors quand je
respire ! »– C’est bien la même chose pour toi », dit le Chapelier
au Loir. Sur ce, la conversation tomba, et tous les quatre
restèrent sans parler pendant une minute, tandis qu’Alice
passait en revue dans son esprit tout ce qu’elle pouvait se
rappeler au sujet des corbeaux et des bureaux, et ce n’était
pas grand-chose.
Le Chapelier fut le premier à rompre le silence. « Quel
jour du mois sommes-nous ? » demanda-t-il en se tournant
vers Alice : il avait tiré sa montre de sa poche et la
regardait d’un air inquiet, en la secouant et en la portant à
son oreille de temps à autre.
Alice réfléchit un moment avant de répondre : « Le
quatre.
– Elle retarde de deux jours ! murmura le Chapelier en
soupirant. Je t’avais bien dit que le beurre ne conviendrait
pas pour graisser les rouages ! » ajouta-t-il en regardant le
Lièvre de Mars d’un air furieux.
« C’était le meilleur beurre que j’avais pu trouver »,
répondit l’autre d’un ton humble.
« Sans doute, mais quelques miettes ont dû entrer en
même temps, grommela le Chapelier. Tu n’aurais pas dû y
mettre le beurre avec le couteau à pain. »
Le Lièvre de Mars prit la montre, la regarda tristement,
puis la plongea dans sa tasse de thé et la regarda de
nouveau ; mais il ne put trouver rien de mieux que de
répéter sa remarque initiale : « C’était la meilleure qualitébeurre, croyez-moi. »
Alice, qui avait regardé par-dessus son épaule avec
curiosité, s’exclama :
« Quelle drôle de montre ! Elle indique le jour du mois et
elle n’indique pas l’heure !
– Pourquoi indiquerait-elle l’heure ? murmura le
Chapelier. Est-ce que ta montre à toi t’indique l’année où
l’on est ?– Bien sûr que non, répondit Alice sans hésiter ; mais
c’est parce qu’elle reste dans la même année pendant très
longtemps.
– Ce qui est exactement le cas de ma montre à moi »,
affirma le Chapelier.
Alice se sentit terriblement déconcertée. La remarque
du Chapelier semblait n’avoir aucun sens, et pourtant elle
était grammaticalement correcte. « Je ne comprends pas
très bien », dit-elle aussi poliment qu’elle le put.
« Tiens, le Loir s’est rendormi », fit observer le
Chapelier, et il lui versa un peu de thé chaud sur le museau.
Le Loir secoua la tête avec impatience, puis marmotta
sans ouvrir les yeux : « Bien sûr, bien sûr, c’est exactement
ce que j’allais dire. »
« As-tu trouvé la réponse à la devinette ? demanda le
Chapelier en se tournant vers Alice.
– Non, j’y renonce ; quelle est la réponse ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, dit le Chapelier.
– Moi non plus », dit le Lièvre de Mars.
Alice poussa un soupir de lassitude. « Je crois que
vous pourriez mieux employer votre temps, déclara-t-elle,
que de le perdre à poser des devinettes dont vous ignorez
la réponse.
– Si tu connaissais le Temps aussi bien que moi, dit le
Chapelier, tu ne parlerais pas de le perdre, comme une
chose. Le Temps est un être vivant.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire,
répondit Alice.
– Naturellement ! s’exclama-t-il en rejetant la tête en
arrière d’un air de mépris. Je suppose bien que tu n’as
jamais parlé au Temps !– Peut-être que non, répondit-elle prudemment. Tout ce
que je sais, c’est qu’il faut que je batte les temps quand je
prends ma leçon de musique.
– Ah ! cela explique tout. Le Temps ne supporte pas
d’être battu. Si tu étais en bons termes avec lui, il ferait
presque tout ce que tu voudrais de la pendule. Par
exemple, suppose qu’il soit neuf heures du matin, l’heure
de commencer tes leçons : tu n’as qu’à dire un mot au
Temps, et les aiguilles tournent en un clin d’œil ! Voilà qu’il
est une heure et demie, l’heure du déjeuner !
– Si seulement cela pouvait être vrai ! murmura le
Lièvre de Mars.
– Évidemment, ce serait magnifique, dit Alice d’un ton
pensif ; mais, voyez-vous, je… je n’aurais pas assez faim
pour manger.
– Au début, peut-être pas, déclara le Chapelier ; mais tu
pourrais faire rester la pendule sur une heure et demie
aussi longtemps que tu voudrais.
– Est-ce ainsi que vous faites, vous ? »
Le Chapelier secoua négativement la tête d’un air
lugubre. « Hélas, non ! répondit-il. Nous nous sommes
disputés en mars dernier, juste avant que lui ne devienne
fou. (Il montra le Lièvre de Mars, de sa cuillère à thé.)
C’était au grand concert donné par la Reine de cœur, où je
devais chanter :
Scintille, scintille, petite chauve-souris !
Comment s’étonner que tu sois ici !
{11}
« Je suppose que tu connais la chanson ?
– J’ai entendu quelque chose de ce genre, répondit
Alice.
– Vois-tu, elle continue comme ceci, continua le
Chapelier :Loin au-dessus du monde tu voles,
Comme un plateau de thé dans le ciel.
Scintille, scintille… »
Ici, le Loir se secoua, et se mit à chanter tout en
dormant : «
Scintille, scintille, scintille, scintille… »
et il
continua pendant si longtemps qu’ils durent le pincer pour
le faire taire.
« Eh bien, j’avais à peine fini le premier couplet, reprit
le Chapelier, que la Reine se leva d’un bond en hurlant : « Il
est en train de tuer le temps ! Qu’on lui coupe la tête ! »
– Quelle horrible cruauté ! s’exclama Alice.
– Et depuis ce jour-là, continua le Chapelier d’un ton
lugubre, le Temps refuse de faire ce que je lui demande ! Il
est toujours six heures à présent.
{12}
»
Alice eut une idée lumineuse. « Est-ce pour cela qu’il y
a tant de tasses à thé sur la table ? demanda-t-elle.
– Oui, c’est pour cela, répondit le Chapelier en
soupirant ; c’est toujours l’heure du thé, et nous n’avons
donc jamais le temps de faire la vaisselle.
– Alors, je suppose que vous faites perpétuellement le
tour de la table ?
– Exactement ; à mesure que les tasses sont sales.
– Mais qu’arrive-t-il quand vous revenez aux premières
tasses ? se hasarda à demander Alice
– Si nous changions de sujet de conversation ?
interrompit le Lièvre de Mars en bâillant. Je commence à
avoir assez de tout ceci. Je propose que cette jeune fille
nous raconte une histoire.
– J’ai bien peur de ne pas savoir d’histoire », dit Alice
un peu inquiète.
« En ce cas, le Loir va nous en raconter une ! »s’écrièrent-ils tous les deux. « Hé ! Loir ! Réveille-toi ! » Et
ils le pincèrent en même temps des deux côtés.
Le Loir ouvrit lentement les yeux. « Je ne dormais
pas », murmura-t-il d’une voix faible et enrouée. « J’ai
entendu tout ce que vous disiez, sans en perdre un seul
mot.
– Raconte-nous une histoire ! ordonna le Lièvre de
Mars.
– Oh, oui ! je vous en prie ! dit Alice.
– Et tâche de te dépêcher, ajouta le Chapelier ; sans
cela tu vas te rendormir avant d’avoir fini.
– Il était une fois trois petites sœurs, commença le Loir
en toute hâte. Elles se nommaient Elsie, Lacie, et Tillie, et
elles vivaient au fond d’un puits…
– De quoi se nourrissaient-elles ? demanda Alice qui
s’intéressait toujours beaucoup au manger et au boire.
– Elles se nourrissaient de mélasse, répondit le Loir
après deux minutes de réflexion.
– Voyons, cela n’est pas possible, fit observer Alice
d’une voix douce. Elles auraient été malades.
– Elles étaient malades, très malades. »
Alice essaya de s’imaginer à quoi pourrait bien
ressembler un genre d’existence si extraordinaire, mais
cela lui cassa tellement la tête qu’elle préféra continuer à
poser des questions : « Pourquoi vivaient-elles au fond
d’un puits ?
– Prends donc un peu plus de thé, lui dit le Lièvre de
Mars le plus sérieusement du monde.
– Je n’ai encore rien pris, répondit-elle d’un ton offensé.
Je ne peux pas prendre quelque chose de plus.
– Tu veux dire que tu ne peux pas prendre quelquechose de moins, fit observer le Chapelier ; mais il est très
facile de prendre plus que rien.
– Personne ne vous a demandé votre avis, répliqua
Alice.
– Qui est-ce qui fait des allusions personnelles, à
présent ? » demanda le Chapelier d’un ton de triomphe.
Alice ne sut trop que répondre à cela. En conséquence,
elle prit un peu de thé et de pain beurré, puis elle se tourna
vers le Loir et répéta sa question : « Pourquoi vivaient-elles
au fond d’un puits ? »
De nouveau le Loir réfléchit pendant deux bonnes
minutes. Ensuite il déclara : « C’était un puits de mélasse.
– Cela n’existe pas ! » s’écria Alice avec colère.
Mais le Chapelier et le Lièvre de Mars firent : « Chut !
Chut ! » et le Loir observa d’un ton maussade : « Si tu ne
peux pas être polie, tu ferais mieux de finir toi-même
l’histoire.
– Non ! continuez, je vous en prie ! dit Alice, se faisant
humble. Je ne vous interromprai plus. Après tout, peut-être
qu’il existe un puits de ce genre, un seul.
– Un seul, vraiment ! » s’exclama le Loir d’un ton
indigné. Néanmoins, il consentit à continuer : « Donc, ces
trois petites sœurs, vois-tu, elles apprenaient à puiser…
– Que puisaient-elles ? demanda Alice, oubliant tout à
fait sa promesse.
– De la mélasse, dit le Loir, sans prendre le temps de
réfléchir, cette fois.
– Je veux une tasse propre, interrompit le Chapelier.
Avançons tous d’une place. »
Il avança tout en parlant, et le Loir le suivit. Le Lièvre de
Mars prit la place que le Loir venait de quitter, et Alice, un
peu à contrecœur, prit la place du Lièvre de Mars. LeChapelier fut le seul à profiter du changement ; Alice se
trouva bien plus mal installée qu’auparavant parce que le
Lièvre de Mars venait de renverser la jatte de lait dans son
assiette.
Ne voulant pas offenser le Loir de nouveau, elle
commença à dire très prudemment : « Mais je ne
comprends pas. Où puisaient-elles cette mélasse ?
– On peut puiser de l’eau dans un puits d’eau, répliqua
le Chapelier. Je ne vois donc pas pourquoi on ne pourrait
pas puiser de la mélasse, dans un puits de mélasse, hein,
pauvre sotte ?
– Mais voyons, elles étaient bien au fond du puits ?
demanda Alice au Loir, en jugeant préférable de ne pas
relever les deux derniers mots.
– Bien sûr, répliqua le Loir ; et puis, bien au fond. »
Cette réponse brouilla tellement les idées de la pauvre
Alice, qu’elle laissa le Loir continuer pendant un bon bout
de temps sans l’interrompre.
« Elles apprenaient aussi à dessiner, poursuivit-il en
bâillant et en se frottant les yeux, car il avait grand
sommeil ; et elles dessinaient toutes sortes de choses…
tout ce qui commence par B…
– Pourquoi par B ? demanda Alice.
– Pourquoi pas ? » rétorqua le Lièvre de Mars.
Alice ne répondit pas.
Le Loir avait fermé les yeux, et il commençait à
somnoler ; mais, quand le Chapelier l’eut pincé, il s’éveilla
en poussant un petit cri aigu et reprit : « … qui commence
par B, tels qu’un bilboquet, une bergamote, la berlue, ou un
bonnet – tu sais qu’il y a des expressions telles que « blanc
bonnet et bonnet blanc » – as-tu jamais vu un dessin
représentant un « blanc bonnet » ?– Vraiment, maintenant que vous m’en parlez, dit Alice,
qui ne savait plus où elle en était, je ne crois pas que…
– En ce cas, tu devrais te taire », fit observer le
Chapelier.
Cette grossièreté était plus que la fillette n’en pouvait
supporter : complètement dégoûtée, elle se leva et
s’éloigna. Le Loir s’endormit immédiatement ; les deux
autres ne prêtèrent pas la moindre attention au départ
d’Alice, quoiqu’elle se retournât deux ou trois fois dans
l’espoir qu’ils la rappelleraient. La dernière fois qu’elle lesvit, ils essayaient de plonger le Loir dans la théière.
« En tout cas, je ne reviendrai jamais par ici ! déclara-t-
elle tout en cheminant dans le bois. C’est le thé le plus
stupide auquel j’aie jamais assisté de ma vie ! »
Comme elle disait ces mots, elle remarqua que l’un des
arbres était muni d’une porte qui permettait d’y pénétrer.
« Voilà qui est bien curieux ! pensa-t-elle. Mais tout est
curieux aujourd’hui. Je crois que je ferais aussi bien
d’entrer tout de suite. » Et elle entra.
Une fois de plus, elle se trouva dans la longue salle, tout
près de la petite table de verre. « Cette fois-ci, je vais m’y
prendre un peu mieux », se dit-elle, et elle commença par
s’emparer de la petite clé d’or et par ouvrir la porte qui
donnait sur le jardin. Puis elle se mit à grignoter le
champignon (dont elle avait gardé un morceau dans sa
poche) jusqu’à ce qu’elle n’eût plus que trente centimètres ;
puis elle traversa le petit corridor ; et puis… elle se trouva
enfin dans le beau jardin, au milieu des parterres de fleurs
aux couleurs vives et des fraîches fontaines.CHAPITRE VIII – Le terrain de
croquet de la Reine
Un grand rosier se dressait près de l’entrée du jardin ; il
était tout couvert de roses blanches, mais trois jardiniers
s’affairaient à les peindre en rouge. Ceci sembla très
curieux à Alice qui s’approcha pour les regarder faire, et,
juste au moment où elle arrivait à leur hauteur, elle entendit
l’un d’eux qui disait :« Fais donc attention, Cinq ! ne m’éclabousse pas de
peinture comme cela !
– Je ne l’ai pas fait exprès, répondit l’autre d’un ton
maussade. C’est Sept qui m’a poussé le coude. »
Sur quoi, Sept leva les yeux et déclara :
« C’est cela, ne te gêne pas, Cinq ! Tu prétends
toujours que c’est la faute des autres !
– Toi, tu ferais mieux de te taire ! répliqua Cinq. Pas
plus tard qu’hier j’ai entendu la Reine dire que tu méritais
qu’on te coupe la tête.
– Et pourquoi ? demanda celui qui avait parlé le
premier.
– Cela, cela ne te regarde pas, Deux ! répondit Sept.
– Parfaitement que cela le regarde ! déclara Cinq. Et je
vais lui dire pourquoi : parce que tu as apporté à la
cuisinière des oignons de tulipes au lieu d’oignons
ordinaires. »
Sept jeta son pinceau, et il venait de dire : « Ma parole,
de toutes les calomnies… », lorsque ses yeux se posèrent
par hasard sur Alice en train de les regarder. Il s’interrompit
brusquement, les deux autres se retournèrent, et tous firent
une profonde révérence.
« Voudriez-vous me dire, demanda Alice un peu
timidement, pourquoi vous peignez ces roses ? »Cinq et Sept restèrent muets, et se tournèrent vers
Deux qui commença à voix basse :
« Ma foi, voyez-vous, mam’selle, pour dire la vérité
vraie, ce rosier-là, ç’aurait dû être un rosier rouge, et nous
en avons planté un blanc par erreur
{13}
; et si la Reine venait
à s’en apercevoir, on aurait tous la tête coupée, voyez-
vous. Aussi, voyez-vous mam’selle, on fait de notre mieux,
avant qu’elle arrive, pour… »
À ce moment, Cinq, qui regardait avec anxiété vers le
fond du jardin, se mit à crier : « La Reine ! La Reine ! » et
les trois jardiniers se jetèrent immédiatement à plat ventre.
On entendit un bruit de pas nombreux, et Alice, qui mourait
d’envie de voir la Reine, se retourna.
Venaient d’abord, armés de massues en forme d’as de
trèfle, dix soldats ayant le même aspect que les trois
jardiniers : plats et rectangulaires, avec des pieds et des
mains aux quatre coins. Venaient ensuite dix courtisans,
aux habits constellés de diamants en forme d’as de
carreau, qui marchaient deux par deux comme les soldats.
Après eux, venaient les enfants royaux ; il y en avait dix, et
ces petits amours avançaient par couples, la main dans la
main, en sautant gaiement : ils étaient ornés de cœurs de
la tête aux pieds. À leur suite venaient les invités, pour la
plupart des Rois et des Reines. Parmi eux Alice reconnut
le Lapin Blanc : il parlait vite, d’un ton nerveux, en souriant à
tout ce qu’on disait, et il passa près d’Alice sans faire
attention à elle. Derrière les invités s’avançait le Valet deCœur, qui portait la couronne royale sur un coussin de
velours rouge ; et, à la fin de ce cortège imposant, venaient
LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.Alice se demanda si elle ne devrait pas se prosterner
devant eux, face contre terre, comme les trois jardiniers ;
mais elle ne put se rappeler avoir jamais entendu dire que
c’était la règle quand un cortège passait. « D’ailleurs,
pensa-t-elle, à quoi servirait un cortège, si chacun devait se
prosterner devant lui, face contre terre, et ne pouvait pas le
voir passer ? » Elle resta donc immobile à sa place, et
attendit.
Quand ces divers personnages arrivèrent à la hauteur
d’Alice, tous s’arrêtèrent pour la regarder, et la Reine
demanda d’une voix sévère : « Qui est-ce ? » Elle dit cela
au Valet de Cœur qui, pour toute réponse, se contenta de
s’incliner en souriant.
« Imbécile ! » s’exclama la Reine, en rejetant la tête en
arrière d’un air impatient. Puis, se tournant vers Alice, elle
continua : « Comment t’appelles-tu, mon enfant ? »
« Je m’appelle Alice, plaise à Votre Majesté », répondit
Alice très poliment. Mais elle ajouta, en elle-même :
« Après tout, ces gens-là ne sont qu’un jeu de cartes. Je
n’ai pas besoin d’avoir peur d’eux. »
« Et qui sont ceux-là ? » demanda la Reine, en montrant
du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier ; car,
voyez-vous, comme ils étaient couchés le visage contre
terre et comme le dessin de leur dos était le même que
celui des autres cartes du jeu, elle ne pouvait distinguer si
c’étaient des jardiniers, des courtisans, ou trois de ses
propres enfants.propres enfants.
« Comment voulez-vous que je le sache ? répondit
Alice, surprise de son courage. Ce n’est pas mon affaire, à
moi. »
La Reine devint écarlate de fureur, puis, après avoir
regardé férocement la fillette comme une bête sauvage,
elle se mit à hurler : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui… »« Quelle bêtise ! » s’exclama Alice d’une voix forte et
décidée, et la Reine se tut.
Le Roi lui mit la main sur le bras en murmurant
timidement : « Réfléchissez un peu, ma chère amie : ce
n’est qu’une enfant ! »
Elle se détourna de lui d’un air courroucé, et ordonna au
Valet : « Retournez-les ! »Le Valet les retourna, très prudemment, du bout du
pied.
« Debout ! » cria la Reine d’une voix forte et perçante.
Sur ce, les trois jardiniers se dressèrent d’un bond sans
plus attendre, et ils se mirent à s’incliner devant le Roi, la
Reine, les enfants royaux, et tous les personnages du
cortège.
« Arrêtez ! ordonna la Reine. Vous me donnez le
vertige. » Puis, se tournant vers le rosier, elle poursuivit :
« Qu’étiez-vous donc en train de faire ?
– Plaise à Votre Majesté, commença Deux, d’une voix
très humble, en mettant un genou en terre, nous
essayions…
– Je comprends ! dit la Reine, qui avait examiné les
roses. Qu’on leur coupe la tête ! »
Sur ces mots, le cortège se remit en route, à l’exception
de trois soldats qui restèrent en arrière pour exécuter les
infortunés jardiniers, qui se précipitèrent vers Alice pour
implorer sa protection.
« Je ne veux pas qu’on leur coupe la tête ! » s’exclama-
t-elle en les mettant dans un grand pot à fleurs qui se
trouvait là. Les trois soldats les cherchèrent dans toutes les
directions pendant une ou deux minutes, puis ils s’en
allèrent tranquillement à la suite du cortège.
« Est-ce qu’on leur a coupé la tête ? cria la Reine.– Leur tête a disparu, plaise à Votre Majesté !
répondirent les soldats.
– C’est parfait ! brailla la Reine. Sais-tu jouer au
croquet ? »
Les soldats restèrent silencieux et regardèrent Alice car
c’était évidemment à elle que s’adressait la question.
« Oui ! vociféra-t-elle.
– Alors, arrive ! » hurla la Reine.
Et Alice se joignit au cortège, en se demandant bien ce
qui allait se passer ensuite.
Il… il fait très beau aujourd’hui ! murmura une voix
timide tout près d’elle. C’était le Lapin Blanc, qui marchait
à son côté et fixait sur elle un regard anxieux.
« Très beau, dit Alice. Où est donc la Duchesse ?
– Chut ! Chut ! » murmura vivement le Lapin, en
regardant derrière lui d’un air craintif. Puis, se dressant sur
la pointe des pieds, il mit sa bouche contre l’oreille d’Alice
et ajouta à voix basse :
« Elle a été condamnée à avoir la tête coupée.
– Quel carnage !
– Avez-vous dit : « Quel dommage ! »
– Non, je ne trouve pas que ce soit du tout dommage.
Mais qu’a-t-elle donc fait ?– Elle a giflé la Reine… », commença le Lapin.
Comme Alice se mettait à rire aux éclats, il murmura
d’une voix craintive :
« Chut ! je vous en prie ! La Reine va vous entendre !
Voyez-vous, la Duchesse était arrivée en retard, et la Reine
lui a dit…
– Prenez vos places ! » cria la Reine d’une voix de
tonnerre.
Sur quoi, tous se mirent à courir dans tous les sens, en
se cognant les uns contre les autres. Néanmoins, au bout
d’une ou deux minutes, chacun se trouva à son poste et la
partie commença.
Alice n’avait jamais vu un terrain de croquet aussi
bizarre : il était tout en creux et en bosses ; les boules
étaient des hérissons vivants ; les maillets, des flamants
vivants ; et les soldats devaient se courber en deux, pieds
et mains placés sur le sol, pour former les arceaux.
Dès le début, Alice trouva que le plus difficile était de se
servir de son flamant : elle arrivait sans trop de mal à le
tenir à plein corps sous son bras, les pattes pendantes,
mais, généralement, au moment précis où, après lui avoir
mis le cou bien droit, elle s’apprêtait à cogner sur le
hérisson avec sa tête, le flamant ne manquait pas de se
retourner et de la regarder bien en face d’un air si intrigué
qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire ; d’autre part, quand
elle lui avait fait baisser la tête et s’apprêtait àrecommencer, elle trouvait on ne peut plus exaspérant de
s’apercevoir que le hérisson s’était déroulé et s’éloignait
lentement ; de plus, il y avait presque toujours un creux ou
une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le
hérisson ; et comme, en outre, les soldats courbés en deux
n’arrêtaient pas de se redresser pour s’en aller vers
d’autres parties du terrain, Alice en vint bientôt à conclure
que c’était vraiment un jeu très difficile.Les joueurs jouaient tous en même temps sans attendre
leur tour ; ils se disputaient sans arrêt et s’arrachaient les
hérissons. Au bout d’un instant, la Reine, entrant dans une
furieuse colère, parcourut le terrain en tapant du pied et en
criant : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! »
à peu près une fois par minute.
Alice commençait à se sentir très inquiète ; à vrai dire,
elle ne s’était pas encore disputée avec la Reine, mais elle
savait que cela pouvait arriver d’un moment à l’autre. « Et
dans ce cas, pensait-elle, qu’est-ce que je deviendrais ? Ils
sont terribles, avec leur manie de couper la tête aux gens ;
ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’il y ait encore
des survivants ! »
Elle était en train de regarder autour d’elle pour voir s’il
y avait moyen de s’échapper, en se demandant si elle
pourrait s’éloigner sans qu’on s’en aperçût, lorsqu’elle
remarqua une curieuse apparition dans l’air. Elle fut tout
d’abord intriguée, car elle n’arrivait pas à distinguer ce que
c’était, mais, après avoir regardé attentivement pendant
une ou deux minutes, elle comprit que c’était un sourire, et
elle pensa : « C’est le Chat du Cheshire : je vais enfin
pouvoir parler à quelqu’un. »
« Comment vas-tu ? » dit le Chat, dès qu’il eut assez de
bouche pour parler.
Alice attendit l’apparition de ses yeux pour le saluer
d’un signe de tête. « Il est inutile de lui parler, pensa-t-elle,
avant que ses oreilles ne se montrent, du moins une desavant que ses oreilles ne se montrent, du moins une des
deux. » Au bout d’une minute, toute la tête était visible ;
Alice posa alors son flamant et se mit à lui raconter la
partie de croquet, tout heureuse d’avoir quelqu’un qui voulût
bien l’écouter. Le Chat jugea sans doute qu’on voyait une
partie suffisante de sa personne, et il n’en apparut pas
davantage.
« Je trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement,
commença-t-elle d’un ton assez mécontent ; et ils se
disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut pas
s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu
(en tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne
pouvez pas vous imaginer combien c’est déconcertant
d’avoir affaire à des accessoires vivants : par exemple,
l’arceau sous lequel doit passer ma boule est en train de
se promener à l’autre bout du terrain, et je suis sûre que
j’aurais croqué le hérisson de la Reine il y a un instant,
mais il s’est enfui en voyant arriver le mien !
– Que penses-tu de la Reine ? » demanda le Chat à
voix basse.
– Elle ne me plaît pas du tout ; elle est tellement… –
Juste à ce moment, elle s’aperçut que la Reine était tout
près derrière eux, en train d’écouter ; c’est pourquoi elle
continua ainsi, –… sûre de gagner à ce jeu que c’est
presque inutile de finir la partie. »
La Reine passa son chemin en souriant.
« À qui diable parles-tu ? demanda le Roi, ens’approchant d’Alice et en regardant la tête du Chat avec
beaucoup de curiosité.
– À l’un de mes amis… un Chat du Cheshire.
Permettez-moi de vous le présenter.
– Je n’aime pas du tout sa mine, déclara le Roi.
Néanmoins, je l’autorise à me baiser la main, s’il le désire.
– J’aime mieux pas, riposta le Chat.
– Ne faites pas l’impertinent, dit le Roi. Et ne me
regardez pas comme cela ! ajouta-t-il en se mettant
derrière Alice.
– Un chat peut bien regarder un roi, fit-elle observer.
J’ai lu cela dans un livre, je ne me rappelle plus où.
– C’est possible, mais il faut le faire disparaître »,
affirma le Roi d’un ton décidé. Puis il cria à la Reine qui se
trouvait à passer à ce moment : « Ma chère amie, je
voudrais bien que vous fassiez disparaître ce chat ! »
La Reine ne connaissait qu’une seule façon de
résoudre toutes les difficultés. « Qu’on lui coupe la tête ! »
cria-t-elle, sans même se retourner.
« Je vais aller chercher le bourreau moi-même », dit le
Roi avec empressement. Et il s’éloigna en toute hâte.
Alice pensa qu’elle ferait tout aussi bien de rejoindre les
joueurs pour voir où en était la partie, car elle entendait
dans le lointain la voix de la Reine qui hurlait de colère. Elle
l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoirla tête coupée parce qu’ils avaient laissé passer leur tour,
et elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les
évènements, car la partie était tellement embrouillée qu’elle
ne savait jamais si c’était son tour ou non de jouer. En
conséquence, elle se mit à la recherche de son hérisson.
Celui-ci livrait bataille à un autre hérisson, et Alice vit là
une excellente occasion d’utiliser l’un pour croquer l’autre :
le seul ennui était que son flamant se trouvait à l’autre
extrémité du jardin, où elle pouvait le voir qui essayait
vainement de s’envoler pour se percher sur un arbre.
Avant qu’elle n’eût attrapé et ramené le flamant, la
bataille était terminée, et les deux hérissons avaient
disparu. « Mais cela n’a pas une grande importance,
pensa-t-elle, puisqu’il ne reste plus un seul arceau de ce
côté-ci du terrain. » Elle fourra donc le flamant sous son
bras pour l’empêcher de s’échapper de nouveau, puis
revint vers son ami pour continuer la conversation.
Quand elle arriva à l’endroit où se trouvait le Chat du
Cheshire, elle fut fort étonnée de voir qu’une foule
nombreuse l’entourait : le bourreau, le Roi et la Reine se
disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de
l’assistance se taisait d’un air extrêmement gêné.Dès qu’Alice apparut, les trois personnages firent appel
à elle pour régler le différend. Chacun lui exposa ses
arguments, mais, comme ils parlaient tous à la fois, elle eut
beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils
disaient.
Le bourreau déclarait qu’il était impossible de couper
une tête s’il n’y avait pas un corps dont on pût la séparer,
qu’il n’avait jamais rien fait de semblable jusqu’à présent,
et qu’il n’allait sûrement pas commencer à son âge.
Le Roi déclarait que tout ce qui avait une tête pouvait
être décapité, et qu’il ne fallait pas raconter de bêtises.
La Reine déclarait que si on ne prenait pas une
décision immédiatement, elle ferait exécuter tout le monde
autour d’elle. (Cette dernière remarque expliquait l’air
grave et inquiet de l’assistance.)
Alice ne put trouver autre chose à dire que ceci : « Le
Chat appartient à la Duchesse ; c’est à elle que vous feriez
mieux de vous adresser. »
« Elle est en prison, dit la Reine au bourreau. Allez la
chercher et amenez-la ici. » Sur ces mots, le bourreau fila
comme une flèche.
Dès qu’il fut parti, la tête du Chat commença à
s’évanouir ; et, avant que le bourreau ne fût revenu avec la
Duchesse, elle avait complètement disparu ; le Roi et le
bourreau se mirent à courir comme des fous dans tous les
sens pour la retrouver, et le reste de l’assistance s’en allareprendre la partie interrompue.CHAPITRE IX – Histoire de la
Simili-Tortue
Tu ne saurais croire combien je suis heureuse de te
revoir, ma chère ! dit la Duchesse, tout en glissant
affectueusement son bras sous celui d’Alice et en
s’éloignant avec elle.
Alice fut enchantée de la trouver de si charmante
humeur et elle pensa que c’était peut-être le poivre qui
l’avait rendue si furieuse lorsqu’elle l’avait vue pour la
première fois dans la cuisine.
« Moi, quand je serai Duchesse, pensa-t-elle (mais
sans sa faire beaucoup d’illusions), je n’aurai pas un seul
grain de poivre dans ma cuisine. La soupe est tout aussi
bonne sans… Peut-être que c’est toujours le poivre qui
rend les gens furieux, continua-t-elle, ravie d’avoir
découvert une nouvelle règle, et le vinaigre qui les rend
aigres…, et la camomille qui les rend amers…, et… et le
sucre d’orge et les friandises qui rendent les enfants doux
et aimables. Je voudrais bien que tout le monde sache
cela, parce que, alors, les gens seraient moins avares de
sucreries… »
Ayant complètement oublié l’existence de la Duchesse,
elle fut un peu saisie en entendant sa voix tout près de son
oreille :« Ma chère enfant, tu es en train de penser à une chose
qui te fait oublier de parler. Pour l’instant je ne peux pas te
dire quelle est la morale à tirer de ce fait, mais je m’en
souviendrai dans un instant.
– Peut-être qu’il n’y a pas de morale à en tirer, risqua
Alice.
– Allons donc ! s’exclama la Duchesse, on peut tirer une
morale de tout : il suffit de la trouver. ». Et, en disant cela,
elle se pressait de plus en plus étroitement contre Alice.Alice n’aimait pas du tout avoir la Duchesse si près
d’elle : d’abord parce qu’elle était vraiment très laide ;
ensuite, parce qu’elle avait exactement la taille qu’il fallait
pour pouvoir appuyer son menton sur l’épaule d’Alice, et
c’était un menton désagréablement pointu. Néanmoins,
comme elle ne voulait pas être grossière, elle supporta de
son mieux ce désagrément.
« On dirait que la partie marche un peu mieux, fit-elle
observer.
– C’est exact. Et la morale de ce fait est : « Oh ! c’est
l’amour, l’amour, qui fait tourner la terre ! »
– Quelqu’un a dit, murmura Alice, que la terre tournait
bien quand chacun s’occupait de ses affaires !
– Ma foi ! cela revient à peu près au même », dit la
Duchesse en lui enfonçant son petit menton pointu dans
l’épaule. Puis elle ajouta : « Et la morale de ce fait est :
« Occupez-vous du sens, et les mots s’occuperont d’eux-
mêmes. » »
« Quelle manie elle a de tirer une morale de tout ! »
pensa Alice.
« Je parie que tu te demandes pourquoi je ne mets pas
mon bras autour de ta taille, reprit la Duchesse après un
moment de silence. C’est parce que je ne suis pas sûre de
l’humeur de ton flamant. Faut-il que je tente l’expérience ?
– Il pourrait vous piquer d’un coup de bec, dit
prudemment Alice qui ne tenait pas du tout à la voir tenter
l’expérience.
– Tout à fait exact. Les flamants et la moutarde piquent
également. Et la morale de ce fait est : « Qui se ressemble,
s’assemble. »
– Mais la moutarde ne ressemble pas à un flamant, fit
remarquer Alice.
– Tu as raison, comme d’habitude. Ce que tu exprimes
clairement les choses !
– Il me semble bien que la moutarde est un minéral,
poursuivit Alice.– Bien sûr que c’en est un, confirma la Duchesse, qui
semblait prête à approuver toutes les paroles d’Alice. Il y a
une grande mine de moutarde tout près d’ici. Et la morale
de ce fait est : « Garde-toi tant que tu vivras de juger les
gens sur la mine. »
– Oh ! je sais ! s’exclama Alice, qui n’avait pas écouté
cette dernière phrase. C’est un végétal. Cela n’en a pas
l’air, mais c’en est un tout de même.
– Je suis entièrement d’accord avec toi, dit la
Duchesse. Et la morale de ce fait est : « Sois ce que tu
veux avoir l’air d’être » ou, pour parler plus clairement :
« Ne te crois jamais différente de ce qui aurait pu paraître
aux autres que ce que tu étais ou aurais pu être n’était pas
différent de ce que tu avais été qui aurait pu leur paraître
différent. »
– Je crois, fit observer Alice poliment, que je
comprendrais cela beaucoup mieux si je le voyais écrit ;
mais je crains de ne pas très bien vous suivre quand vous
le dites.
– Ce n’est rien à côté de ce que je pourrais dire si je
voulais, répliqua la Duchesse d’un ton satisfait.
– Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine d’en
dire plus long, déclara Alice.
– Oh ! mais cela ne me donnerait aucune peine !
affirma la Duchesse. Je te fais cadeau de tout ce que j’ai
dit jusqu’à présent. »
« Voilà un cadeau qui ne lui coûte pas cher ! pensa
Alice. Je suis bien contente qu’on ne me donne pas des
cadeaux d’anniversaire de ce genre ! » Mais elle ne se
hasarda pas à exprimer cela tout haut.
« Encore en train de réfléchir ? demanda la Duchesse
en lui enfonçant de nouveau son petit menton pointu dans
l’épaule.
– J’ai bien le droit de réfléchir, répliqua Alice
sèchement, car elle commençait à se sentir un peu
agacée.
– À peu près autant que les cochons ont le droit devoler, déclara la Duchesse. Et la mor… »
Mais, à cet instant précis, à la grande surprise d’Alice,
la voix de la Duchesse s’éteignit au beau milieu de son mot
favori : « morale », et le bras qu’elle avait passé sous celui
de sa compagne se mit à trembler. La fillette leva les yeux :
devant elles se dressait la Reine, les bras croisés, le
visage aussi menaçant qu’un ciel d’orage.
« Belle journée, Votre majesté ! commença la
Duchesse d’une voix faible et basse.
– Je ne veux pas vous prendre en traître, hurla la Reine
en tapant du pied, » mais je vous avertis d’une chose : ou
bien vous vous ôtez de là, ou bien je vous ôte la tête, et
cela en un rien de temps ! Faites votre choix ! »
La Duchesse fit son choix et disparut en un instant.
« Continuons la partie », dit la Reine à Alice qui, trop
effrayée pour pouvoir prononcer un mot, la suivit lentement
jusqu’au terrain de croquet.
Les autres invités avaient profité de l’absence de la
Reine pour se reposer à l’ombre ; mais, dès qu’ils la virent
arriver, ils se hâtèrent de reprendre la partie, tandis que Sa
Majesté se contentait de déclarer qu’un moment de retard
leur coûterait la vie.
Pendant tout le temps que dura la partie, la Reine
n’arrêta pas de se disputer avec les autres joueurs et de
crier : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la tête ! »
Ceux qu’elle condamnait étaient aussitôt arrêtés par les
soldats, qui, naturellement, devaient cesser d’être des
arceaux pour pouvoir procéder aux arrestations ; de sorte
que, au bout d’une demi-heure environ, il ne restait plus
d’arceaux, et que tous les joueurs, sauf le Roi, la Reine et
Alice, étaient arrêtés, attendant l’exécution de la sentence.
Alors la Reine s’arrêta, toute hors d’haleine, pour
demander à Alice :
« As-tu déjà vu la Simili-Tortue ?
– Non, je ne sais même pas ce qu’est une Simili-Tortue.
– C’est ce avec quoi on fait la soupe à la Simili-Tortue.
{14}– Je n’en ai jamais vu, ni entendu parler.
– En ce cas, suis-moi. Elle te racontera son histoire. »
Tandis qu’elles s’éloignaient ensemble, Alice entendit
le Roi dire à voix basse à toute la société : « Je vous fais
grâce. » « Allons, c’est parfait ! » pensa-t-elle, car le
nombre des exécutions ordonnées par la Reine l’avait
rendue très malheureuse.
Bientôt, elles rencontrèrent un Griffon qui dormait
profondément, étendu en plein soleil. (Si vous ne savez pas
ce que c’est qu’un Griffon, regardez l’image.) « Debout,
paresseux ! cria la Reine. Amène cette jeune fille à la
Simili-Tortue pour que celle-ci lui raconte son histoire. Il faut
que j’aille m’occuper de quelques exécutions que j’ai
ordonnées. » Sur ces mots, elle s’éloigna, laissant Alice
seule avec le Griffon. L’aspect de cet animal ne lui plaisait
guère, mais elle se dit que, après tout, elle serait plus en
sécurité en restant près de lui qu’en suivant cette Reine
féroce : aussi, elle attendit.Le Griffon se leva et se frotta les yeux ; puis il regarda la
Reine jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; alors, il se mit à rire
tout bas. Ce que c’est drôle ! dit-il, autant pour Alice que
pour lui-même.
« Qu’est-ce qui est drôle ? demanda Alice
– Mais, elle, voyons. Tout cela, elle se l’imagine : en
réalité, il n’y a jamais personne d’exécuté, tu sais. Viens ! »
« Tout le monde ici me dit : « Viens ! », pensa Alice, en
le suivant lentement. Jamais de ma vie on ne m’a tant
d’ordres, de ma vie, jamais ! »
Ils n’étaient pas allés bien loin lorsqu’ils aperçurent la
Simili-Tortue à quelque distance, assise triste et solitaire
sur une petite saillie rocheuse, et, à mesure qu’ils
approchaient, Alice pouvait l’entendre soupirer comme si
son cœur allait se briser. « Quelle est la cause de son
chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon, le cœur plein de
pitié. Et il répondit, presque dans les mêmes termes qu’ilavait déjà employés : « Tout cela, elle se l’imagine : en
réalité, elle n’a aucun motif de chagrin. Viens ! »
Ils allèrent donc vers la Simili-Tortue, qui les regarda de
ses grands yeux pleins de larmes, sans souffler mot.
« Cette jeune demoiselle qui est ici, expliqua le Griffon,
voudrait que tu lui racontes ton histoire, pour sûr.
– Je vais la lui raconter, répondit la Simili-Tortue d’une
voix caverneuse. Asseyez-vous tous les deux, et ne
prononcez pas une seule parole avant que j’aie fini. »Ils s’assirent donc, et personne ne parla pendant
quelques minutes. Alice pensa : « Je ne vois pas comment
elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. » Mais
elle attendit patiemment.
« Autrefois, dit enfin la Simili-Tortue en poussant un
profond soupir, j’étais une vraie Tortue ».
Ces paroles furent suivies d’un long silence, rompu
seulement par un « Hjckrrh ! » que poussait le Griffon de
temps à autre, et par les lourds sanglots incessants de la
Simili-Tortue. Alice fut sur le point de se lever en disant :
« Je vous remercie, madame, de votre intéressante
histoire », mais elle ne put s’empêcher de penser qu’il
devait sûrement y avoir une suite ; c’est pourquoi elle resta
assise sans bouger et sans souffler mot. « Quand nous étions petits, reprit finalement la Simili-
Tortue d’une voix plus calme, mais en poussant encore un
léger sanglot de temps en temps, nous allions à l’école
dans la mer. La maîtresse était une vieille tortue de mer…
nous l’appelions la Tortue Grecque…
– Pourquoi l’appeliez-vous la Tortue Grecque, puisque
c’était une tortue de mer ? demanda Alice. J’ai lu quelque
part que la Tortue Grecque est une tortue d’eau douce.
– Nous l’appelions la Tortue Grecque parce qu’elle
savait le grec, répondit la Simili-Tortue avec colère.
Vraiment, je te trouve bien bornée.
– Tu devrais avoir honte de poser une question aussi
simple », ajouta le Griffon. Après quoi, tous deux restèrent
assis en silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice qui
aurait bien voulu disparaître sous terre. Enfin le Griffon dit à
la Simili-Tortue : « Reprends la suite, ma vieille ! Tâche
que cela ne dure pas toute la journée ! »
Et elle continua en ces termes :
« Oui, nous allions à l’école dans la mer, quoique cela
puisse te paraître incroyable…
– Je n’ai jamais dit cela ! s’exclama Alice en
l’interrompant.
– Si fait, tu l’as dit ! répliqua la Simili-Tortue.
– Tais-toi ! » ajouta le Griffon, avant qu’Alice ait eu le
temps de placer un mot.Après quoi, la Simili-Tortue reprit la parole :
« Nous recevions une excellente éducation ; en fait,
nous allions à l’école tous les jours…
– Moi aussi, je suis allée dans un externat, intervint
Alice. Vous n’avez pas besoin d’être si fière pour si peu.
– Il y avait des matières optionnelles supplémentaires, à
ton école ? demanda la Simili-Tortue d’un ton un peu
anxieux.
– Oui, nous apprenions le français et la musique.
– Et le blanchissage ?
– Sûrement pas ! répondit Alice avec indignation.
– Ah ! dans ce cas, ton école n’était pas fameuse,
déclara la Simili-Tortue d’un ton extrêmement soulagé.
Vois-tu, dans notre école à nous, il y avait, au bas des
factures : « Matières optionnelles : français, musique, et
blanchissage. »
– Vous ne deviez guère en avoir besoin, fit observer
Alice, puisque vous viviez au fond de la mer.
– Je n’avais pas les moyens de me payer les matières
optionnelles, répondit la Simili-Tortue en soupirant. Je ne
suivais que les cours ordinaires.
– En quoi consistaient-ils ?
– Pour commencer, bien entendu, Rire et Médire ; puis,
les différentes parties de l’Arithmétique : Ambition,Distraction, Laidification et Dérision.
– Je n’ai jamais entendu parler de la « Laidification »,
se hasarda à dire Alice. Qu’est-ce que cela peut bien
être ? »
Le Griffon leva ses deux pattes pour manifester sa
surprise.
« Comment ! tu n’as jamais entendu parler de
laidification ! s’exclama-t-il. Tu sais ce que veut dire le
verbe « embellir », je suppose ?
– Oui, répondit Alice, qui n’en était pas très sûre. Cela
veut dire… rendre… quelque chose… plus beau.
– En ce cas, continua le Griffon, si tu ne sais pas ce que
c’est que « laidifier », tu es une fieffée idiote. »
Ne se sentant pas encouragée à poser d’autres
questions à ce sujet, Alice se tourna vers la Simili-Tortue,
et lui demanda :
« Qu’est-ce qu’on vous enseignait d’autre ?
– Eh bien, il y avait l’Ivoire, répondit la Simili-Tortue en
comptant sur ses pattes, l’Ivoire Ancien et l’Ivoire Moderne,
et la Mérographie. Puis, on nous apprenait à Lésiner… Le
professeur était un vieux congre qui venait une fois par
semaine : il nous apprenait à Lésiner, à Troquer, et à
Feindre à la Marelle.
– Comment faisiez-vous cela : « Feindre à la
Marelle » ?– Ma foi, je ne peux pas te le dire, car je l’ai oublié.
Quant au Griffon, il ne l’a jamais appris.
– Pas eu le temps, déclara le Griffon. Mais j’étudiais les
classiques avec un vieux professeur qu’était un vieux
crabe.
– Je n’ai jamais pu suivre ses cours, poursuivit la Simili-
Tortue en soupirant. On disait qu’il enseignait le Patin et la
Greffe.
– Et c’était bien vrai, oui, bien vrai », affirma le Griffon,
en soupirant à son tour.
Sur quoi les deux créatures se cachèrent le visage dans
les pattes.
« Et combien d’heures de cours aviez-vous par jour ? »
demanda Alice qui avait hâte de changer de sujet de
conversation.
– Dix heures le premier jour, répondit la Simili-Tortue,
neuf heures le lendemain, et ainsi de suite en diminuant
d’une heure par jour.
– Quelle drôle de méthode ! s’exclama Alice.
– C’est pour cette raison qu’on appelle cela des cours,
fit observer le Griffon : parce qu’ils deviennent chaque jour
plus courts »
C’était là une idée tout à fait nouvelle pour Alice, et elle
y réfléchit un moment avant de demander :« Mais alors, le onzième jour était un jour de congé ?
– Naturellement, dit la Simili-Tortue.
– Et que faisiez-vous le douzième jour ? continua Alice
vivement.
– Cela suffit pour les cours, déclara le Griffon d’une voix
tranchante. Parle-lui un peu des jeux à présent. »CHAPITRE X – Le quadrille
des homards
La Simili-Tortue poussa un profond soupir et s’essuya
les yeux du revers d’une de ses pattes. Elle regarda Alice
et s’efforça de parler, mais, pendant une ou deux minutes,
les sanglots étouffèrent sa voix. « Pareil que si elle avait
une arête dans la gorge », dit le Griffon. Et il se mit en
devoir de la secouer et de lui taper dans le dos.
Finalement, la Simili-Tortue retrouva la parole, et tandis
que les larmes ruisselaient sur ses joues, elle reprit en ces
termes :
« Tu n’as sans doute pas beaucoup vécu dans la mer…
– Non, en effet, dit Alice.
–… et peut-être que tu n’as jamais été présentée à un
homard…
– J’ai goûté une fois… commença Alice. Mais elle
s’interrompit brusquement et dit : Non, jamais
–… de sorte que tu ne peux pas savoir combien le
quadrille des homards est une chose charmante !
– Certainement pas, déclara Alice. Quel genre de
danse cela peut-il bien être ?
– Eh bien, expliqua le Griffon, on commence par
s’aligner sur un rang au bord de la mer…– Sur deux rangs ! s’écria la Simili-Tortue. Tous tant
qu’on est : les phoques, les tortues, le saumon, etc.
Ensuite, quand on a déblayé le terrain des méduses qui
l’encombrent…
– Et cela, cela prend généralement pas mal de temps,
interrompit le Griffon.
–… on fait deux pas en avant…
– Avec, chacun, un homard pour cavalier ! s’écria le
Griffon.
– Naturellement ! Donc, on fait deux pas en avant vers
son cavalier…
–… puis on change de homard, et on fait deux pas en
arrière, continua le Griffon.
– Après cela, vois-tu, reprit la Simili-Tortue, on jette
les…
– Les homards ! » cria le Griffon, en bondissant très
haut.
–… aussi loin que possible dans la mer…
– On nage à leur poursuite ! hurla le Griffon.
– On fait un saut périlleux dans la mer ! vociféra la
Simili-Tortue, tout en cabriolant comme une folle.
– On change de nouveau de homard ! brailla le Griffon.
– On revient sur le rivage, et… et c’est tout pour la
première figure », dit la Simili-Tortue en baissantbrusquement la voix.
Puis, les deux créatures, qui n’avaient pas cessé de
bondir dans toutes les directions d’une manière
désordonnée, se rassirent, très tristes et très calmes, et
regardèrent Alice.
« Cela doit-être une très jolie danse, dit-elle,
impressionnée.
– Veux-tu qu’on te montre un peu comment cela se
danse ? demanda la Simili-Tortue.
– J’en serais ravie, répondit Alice.
– Essayons la première figure ! dit la Simili-Tortue au
Griffon. Après tout, on peut très bien se passer de
homards. Qui va chanter ?
– Oh, chante, toi, répondit le Griffon. Moi j’ai oublié les
paroles. »Là-dessus, ils commencèrent gravement à danser en
rond autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les
orteils quand ils passaient trop près d’elle, et battant la
mesure avec leurs pattes de devant, tandis que la Simili-
Tortue chantait ceci d’une voix lente et triste :
{15}
Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous
presser un peu ?
Il y a un marsouin, juste derrière nous, qui me marche
sur la queue.
Voyez avec quelle impatience les homards et les
tortues s’avancent !
Ils attendent sur les galets… Voulez-vous entrer dans
la danse ?
Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne
voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?
Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne
voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la
danse ?
Vous n’avez pas la moindre idée du plaisir que cela
peut faire
Lorsqu’on vous prend et qu’on vous jette, avec les
homards à la mer ! »
L’escargot répondit : « Trop loin, trop loin ! et, le toisant
avec méfiance,Dit qu’il remerciait le merlan, mais qu’il ne voulait pas
entrer dans la danse.
Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne
pouvait pas, ne voulait pas entrer dans la danse.
Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne
pouvait pas, ne pouvait pas entrer dans la danse. »
Son écailleux ami lui répondit : Qu’importe la
distance ?
Il y a un autre rivage, vous savez, une autre
espérance.
Plus on s’éloigne de l’Angleterre, plus on s’approche
de la France…
Ne pâlissez donc pas, bien-aimé escargot, entrez
plutôt dans la danse.
Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne
voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?
Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne
voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la
danse ?
« Je vous remercie, c’est très intéressant à voir danser,
déclara Alice, qui était tout heureuse que ce fût enfin
terminé. J’aime énormément cette curieuse chanson du
merlan !– Oh, pour ce qui est des merlans, dit la Simili-Tortue,
ils… Tu as déjà vu des merlans, naturellement ?
– Oui, répondit Alice, j’en ai vu souvent à déj… Elle
s’interrompit brusquement.
– J’ignore où Déj peut bien se trouver, déclara la Simili-
Tortue, mais si tu en as vu souvent, tu dois savoir comment
ils sont faits.
– Il me semble bien que oui, répondit Alice, en
réfléchissant. Ils ont la queue dans la bouche… et ils sont
tout couverts de chapelure.
– Pour ce qui est de la chapelure, tu te trompes, fit
observer la Simili-Tortue ; elle serait emportée par l’eau
dans la mer. Mais il est exact qu’ils ont la queue dans la
bouche ; et voici pourquoi… »
Elle se mit à bâiller et ferma les yeux :
« Explique-lui pourquoi, et raconte-lui tout le reste, dit-
elle au Griffon.
– Voici pourquoi, reprit ce dernier. Ils ont voulu
absolument aller danser avec les homards. En
conséquence, ils ont été jetés à la mer. En conséquence, il
a fallu qu’ils tombent très loin. En conséquence, ils se sont
mis la queue dans la bouche aussi ferme que possible. En
conséquence, ils n’ont pas pu la retirer. C’est tout.
– Je vous remercie, déclara Alice ; c’est vraiment très
intéressant. Jamais je n’avais appris tant de choses sur lesmerlans.
– Si cela t’amuse, je peux t’en dire bien davantage,
affirma le Griffon. Sais-tu à quoi servent les merlans ?
– Je ne me le suis jamais demandé. À quoi servent-ils ?
– Ils font les bottines et les souliers », déclara le Griffon
avec la plus profonde gravité.
Alice fut complètement déconcertée.
« Ils font les bottines et les souliers ! » répéta-t-elle d’un
ton stupéfait.
« Voyons, avec quoi fait-on tes chaussures d’été ?
demanda le Griffon. Je veux dire : avec quoi les blanchit-
on ? »
Alice réfléchit un moment avant de répondre :
« Je crois bien qu’on le fait avec du blanc d’Espagne.
– Bon ! dit le Griffon d’une voix grave. Eh bien, les
chaussures, au fond de la mer, on les fait avec du blanc de
merlan qui, tu ne l’ignores pas, est un poisson blanc !
– Et qui est-ce qui les fabrique ? demanda Alice d’un
ton plein de curiosité.
– L’aiguille de mer et le requin-marteau, bien entendu,
répondit le Griffon, non sans impatience ; la moindre
crevette aurait pu te dire cela !
– Si j’avais été à la place du merlan, déclara Alice, qui
pensait encore à la chanson, j’aurais dit au marsouin : « Enarrière, s’il vous plaît ! Nous ne voulons pas être pressés
ainsi par vous ! »
– Ils étaient obligés de l’avoir avec eux, dit la Simili-
Tortue ; aucun poisson doué de bon sens n’irait où que ce
fût sans un marsouin.
– Vraiment ! s’exclama Alice d’un ton stupéfait.
– Bien sûr que non. Vois-tu, si un poisson venait me
trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui
demanderais : « Avec quel marsouin ? »
– N’est-ce pas un autre mot que « marsouin » que vous
voulez dire ?
– Je veux dire ce que je dis », répliqua la Simili-Tortue
d’un ton offensé. Et le Griffon ajouta : « Allons, à présent,
c’est ton tour de nous raconter tes aventures.
– Je peux vous raconter les aventures qui me sont
arrivées depuis ce matin, dit Alice assez timidement ; mais
il est inutile que je remonte jusqu’à hier, car, alors, j’étais
tout à fait différente de ce que je suis aujourd’hui…
– Explique-nous cela, demanda la Simili-Tortue.
– Non, non ! les aventures d’abord ! intervint le Griffon
d’un ton impatient. Les explications prennent beaucoup
trop de temps. »
Alice commença donc à leur raconter ses aventures à
partir du moment où elle avait rencontré le Lapin Blanc. Au
début, elle se sentit un peu intimidée, car les deuxcréatures, qui s’étaient mises contre elle, une de chaque
côté, ouvraient de très grands yeux et une très grande
bouche ; mais elle prit courage à mesure qu’elle avançait
dans son récit. Ses auditeurs observèrent un silence
complet, mais, lorsqu’elle arriva à sa rencontre avec la
Chenille, lorsqu’elle eut raconté comment elle avait essayé
de réciter : « Vous êtes vieux, Père William », et comment
les mots étaient venus tout différents de ce qu’ils étaient en
réalité, la Simili-Tortue respira profondément et dit :
« Voilà qui est bien curieux.
– Je n’ai jamais entendu rien d’aussi curieux, déclara le
Griffon.– C’est venu tout différent de ce que c’est en réalité !…
répéta pensivement la Simili-Tortue. J’aimerais bien
qu’elle me récite quelque chose. Dis-lui de commencer tout
de suite, demanda-t-elle au Griffon, comme si elle croyait
qu’il avait une autorité particulière sur Alice.
– Lève-toi et récite : «
C’est la voix du flemmard
» »,
ordonna-t-il.
« Comme ces créatures aiment vous commander et
vous faire réciter des leçons ! pensa Alice. Vraiment, j’ai
l’impression d’être en classe. »
Néanmoins, elle se leva et commença à réciter ; mais
elle pensait tellement au Quadrille des Homards qu’elle ne
savait plus trop ce qu’elle disait, et les paroles qu’elle
prononça étaient vraiment très bizarres :
C’est la voix du homard, je l’entends déclarer
« Vous m’avez trop grillé, et pas assez sucré. »
Comme fait le canard, avec son nez rugueux,
Il astique sa pince et peigne ses cheveux.
Quand le sable est sec, il est gai comme un pinson,
Et parle du requin, méprisant, sur un de ces tons !
Mais quand monte le flot et que le squale est proche,
Sa voix n’est plus qu’un timide et tremblant reproche.
« C’est différent de ce que je récitais, moi, quand j’étaisenfant, dit le Griffon.
– Quant à moi, je n’avais jamais entendu cela de ma
vie, ajouta la Simili-Tortue, mais cela m’a tout l’air d’un
ramassis de sottises. »
Alice resta silencieuse ; elle s’était assise, le visage
enfoui dans les mains, et se demandait si les choses
redeviendraient normales un jour ou l’autre.
« Je voudrais bien qu’on m’explique ces vers, demanda
la Simili-Tortue.
– Elle en est bien incapable », dit vivement le Griffon.
Récite-nous la prochaine strophe.
– Mais, voyons, insista la Tortue, comment pourrait-il
bien faire pour peigner ses cheveux avec son nez ?
– Ce n’est qu’un simulacre faisant partie de la danse,
répondit Alice qui, terriblement déconcertée par tout ceci,
mourait d’envie de changer de sujet de conversation.
– Récite-nous la strophe suivante, répéta le Griffon avec
impatience. Elle commence comme ceci : « En passant
devant son jardin. » »
Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût certaine que
tout irait de travers, et elle continua d’une voix tremblante :
En passant devant son jardin, je pus observer
Comment le Hibou et la Panthère se partageaient un
pâté.La Panthère prit la croûte, la viande et le jus
Tandis que le Hibou n’eut que l’assiette comme dû.
Une fois le plat terminé, le Hibou eu l’avantage
D’empocher la cuillère en guise de potage,
Tandis que la Panthère, dans un grondement,
Saisissait fourchette et couteau promptement…
– À quoi cela sert-il de répéter toutes ces sornettes »,
dit la Simili-Tortue en l’interrompant, si tu n’expliques pas
au fur et à mesure ce qu’elles signifient ? Jamais de ma vie
je n’ai entendu quelque chose d’aussi déconcertant !
– Oui, je crois que tu ferais mieux de t’arrêter », déclara
le Griffon, et Alice ne fut que trop heureuse de suivre ce
conseil.
« Veux-tu que nous essayions de danser une autre
figure du Quadrille des Homards ? poursuivit-il. Ou bien
aimerais-tu mieux que la Simili-Tortue te chante une
chanson ?
– Oh, une chanson, je vous en prie, si la Simili-Tortue
veut être assez gentille pour en chanter une », répondit
Alice avec tant d’empressement que le Griffon grommela
d’un ton légèrement, offensé : « Hum ! À chacun ses
goûts ! Enfin, soit. Chante-lui : « Soupe à la Tortue », veux-
tu, ma vieille ? »
La Simili-Tortue poussa un profond soupir, etcommença d’une voix entrecoupée de sanglots :
Belle Soupe, onctueuse, et odorante, et verte,
Qui reposes, brûlante, en la soupière ouverte,
Que ne donnerait-on pour avoir l’avantage
De te savourer, cher, délicieux potage ! !
Belle Soupe, Soupe, Soupe, Soupe du soir !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
Belle Soupe, qui donc réclamerait poisson,
Viande, ou œufs, ou volaille, ou même venaison ?
Qui ne renoncerait pas à tout ça pour deux sous
D’une si admirable et délectable Sou-
pe ?, Sou… ou… oupe du soir !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !
« Répète le refrain ! » s’écria le Griffon et la Simili-
Tortue avait commencé à le répéter, lorsqu’on entenditdans le lointain une voix qui clamait : « Le procès va
s’ouvrir ! »
« Arrive ! » ordonna le Griffon et, prenant Alice par la
main, il s’en alla en toute hâte, sans attendre la fin de la
chanson.
« De quel procès s’agit-il ? » demanda Alice, toute
haletante, sans cesser de courir ; mais le Griffon se
contenta de répondre : « Arrive ! » en courant de plus belle,
tandis que la brise portait jusqu’à eux ces paroles
mélancoliques qui résonnaient de plus en plus faiblement :
Sou… oupe, Sou… oupe, Sou… ou… oupe du soir !
Bé… elle, bé… elle Sou… oupe !CHAPITRE XI – Qui a dérobé
les tartes ?
Lorsque Alice et le Griffon arrivèrent, le Roi et la Reine
de Cœur étaient assis sur leur trône, au milieu d’une
grande foule composée de toutes sortes de petits animaux
et de petits oiseaux, ainsi que de toutes les figures du jeu
de cartes. Devant eux se trouvait le Valet de Cœur, chargé
de chaînes, gardé par deux soldats ; près du Roi, on voyait
le Lapin Blanc qui tenait une trompette d’une main et un
rouleau de parchemin de l’autre. Au centre exact de
l’enceinte où siégeait le tribunal se trouvait une table
couverte d’un grand plat de tartes : elles avaient l’air si
bonnes qu’Alice eut très faim rien qu’à les regarder. « Je
voudrais bien que le procès s’achève, se dit-elle, et qu’on
fasse circuler les rafraîchissements ! » Mais il semblait n’y
avoir guère de chance que son vœu se réalisât ; aussi
commença-t-elle à regarder tout autour d’elle pour passer
le temps.
Alice n’avait jamais pénétré dans une salle de tribunal,
mais elle en avait lu diverses descriptions dans plusieurs
livres et elle fut tout heureuse de constater qu’elle savait le
nom de presque tout ce qui s’y trouvait. « Celui-là, c’est le
juge, se dit-elle, puisqu’il porte une perruque. »
Il faut préciser que le juge n’était autre que le Roi.
Comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque, ilavait l’air très mal à l’aise, et cet attirail était totalement
dépourvu d’élégance.
« Ah ! voici le banc du jury, pensa Alice, et ces douze
créatures (elle était obligée d’employer le mot :
« créature », car, voyez-vous, il y avait à la fois des
animaux et des oiseaux), je suppose que ce sont les
jurés. » Elle se répéta ce dernier mot deux ou trois fois de
suite, très fière de le savoir ; car elle pensait, à juste titre
d’ailleurs, que très peu de petites filles de son âge en
connaissaient la signification. Néanmoins, elle aurait pu
tout aussi bien employer le mot : « membres du jury ».
Les douze jurés étaient tous occupés à écrire
fébrilement sur des ardoises.
« Que font-ils ? demanda Alice au Griffon à voix basse.
Ils n’ont rien à écrire tant que le procès n’a pas commencé.
– Ils écrivent leur nom, répondit le Griffon dans un
souffle, de peur de l’oublier avant la fin du procès.
– Quels imbéciles ! » s’exclama-t-elle d’une voix forte et
indignée.
Mais elle se tut vivement, car le Lapin Blanc cria :
« Silence ! », tandis que le Roi mettait ses lunettes et
regardait anxieusement autour de lui pour voir qui se
permettait de parler.
Alice put voir, aussi distinctement que si elle avait
regardé par-dessus leur épaule, que tous les jurés étaient
en train d’écrire : « Quels imbéciles ! » sur leur ardoise, etque l’un d’eux, ne sachant pas orthographier :
« imbéciles », était obligé de demander à son voisin de lui
épeler le mot. « Il va y avoir un beau fouillis sur leurs
ardoises d’ici la fin du procès ! » pensa-t-elle.L’un d’eux avait un crayon qui grinçait. Naturellement,
Alice ne put supporter cela : elle fit le tour du tribunal, se
glissa derrière le juré, et eut vite trouvé l’occasion de lui
subtiliser son crayon. Elle le fit si prestement que le pauvre
petit juré (c’était Bill, le Lézard), ne comprit absolument rien
à ce qui s’était passé ; aussi, après avoir cherché partout
son crayon, il fut obligé d’écrire avec un doigt pendant tout
le temps que dura le procès, ce qui ne servait pas à grand-
chose car le doigt ne laissait aucune trace sur l’ardoise.
« Héraut, lisez l’acte d’accusation ! » s’écria le Roi.
Sur ce, le Lapin Blanc sonna trois fois de sa trompette,
déroula le parchemin, et lut ce qui suit :
« Notre Reine de Cœur avait fait des tartes,
Tout au long d’un beau jour d’été :
Mais le Valet de Cœur a volé ces tartes
Et les a toutes emportées. »
« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna le Roi
aux jurés.
– Pas encore, pas encore ! protesta le Lapin. Il y a
beaucoup à faire avant d’en arriver là !
– Appelez le premier témoin », reprit le Roi.
Aussitôt le Lapin Blanc sonna trois fois de la trompette
et cria : « Premier témoin ! »
Le premier témoin était le Chapelier. Il entra, tenantd’une main une tasse de thé et de l’autre une tartine
beurrée.« Je demande pardon à Votre Majesté, commença-t-il,
de me présenter ainsi, mais je n’avais pas tout à fait fini de
prendre mon thé lorsqu’on est venu me chercher.
– Vous auriez dû avoir fini, rétorqua le Roi. Quand avez-
vous commencé ? »
Le Chapelier regarda le Lièvre de Mars qui l’avait suivi
dans la salle du Tribunal, bras dessus, bras dessous avec
le Loir.
« Je crois bien que c’était le quatorze mars, dit-il.
– Le quinze, rectifia le Lièvre de Mars.
– Le seize, ajouta le Loir.– Notez tout cela », dit le Roi aux jurés. Ceux-ci
écrivirent avec ardeur les trois dates sur leur ardoise, puis
ils les additionnèrent, et convertirent le total en francs et en
centimes.
« Ôtez votre chapeau, ordonna le Roi au Chapelier.
– Il n’est pas à moi, protesta l’interpellé.
– Volé ! s’exclama le Roi, en se tournant vers les jurés
qui, immédiatement, prirent note du fait.
– Je n’ai aucun chapeau qui m’appartienne, ajouta le
Chapelier en guise d’explication. Je les vends, je suis
chapelier de mon métier. »
Sur ce, la Reine mit ses lunettes, puis elle le regarda si
fixement qu’il devint tout pâle et commença à s’agiter.
« Faites votre déposition, dit le Roi, et tâchez de vous
calmer ; sans quoi, je vous fais exécuter sur-le-champ. »
Ceci n’eut pas l’air d’encourager du tout le témoin : il
continua à se dandiner d’un pied sur l’autre tout en jetant
vers la Reine des regards inquiets, et, dans son désarroi, il
prit une grosse bouchée de sa tasse, au lieu de mordre
dans sa tartine.
Juste à ce moment, Alice éprouva une sensation très
bizarre qui l’intrigua beaucoup jusqu’à ce qu’elle eût
compris de quoi il s’agissait : elle recommençait à grandir.
Sa première idée fut de se lever et de quitter la salle du
Tribunal ; mais, à la réflexion, elle décida de rester où elle
était, tant qu’il y aurait assez de place pour elle.
« Je voudrais bien que tu ne me serres pas comme
cela, dit le Loir qui était assis à côté d’elle. C’est tout juste
si je peux respirer.
– Ce n’est pas ma faute, répondit Alice très
humblement ; je suis en train de grandir.
– Tu n’as absolument pas le droit de grandir, du moins
pas ici, affirma le Loir.
– Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Alice plus
hardiment. Vous savez bien que vous grandissez, vousaussi…
– Oui, mais moi, je grandis à une vitesse raisonnable,
et pas de cette façon ridicule », fit observer le Loir. Sur ces
mots, il se leva d’un air fort maussade, et alla s’installer à
l’autre extrémité de la salle.
Pendant tout ce temps-là, la Reine n’avait pas cessé de
regarder fixement le Chapelier, et, juste au moment où le
Loir traversait la salle, elle ordonna à l’un des huissiers :
« Apportez-moi la liste des chanteurs qui ont pris part au
dernier concert ! » Là-dessus l’infortuné Chapelier se mit à
trembler si fort qu’il en perdit ses souliers.
« Faites votre déposition, répéta le Roi d’un ton furieux,
sans quoi je vais vous faire exécuter, que vous ayez peur
ou non.
– Je ne suis qu’un pauvre homme, Votre Majesté,
débuta le Chapelier d’une voix tremblante, et je n’avais pas
encore commencé à prendre le thé… en tout cas pas
depuis plus d’une semaine environ… et vu que, d’une part,
les tartines de beurre devenaient de plus en plus minces…
et que, d’autre part, les scintillations du thé…
– Les scintillations du quoi ?
– Dans cette histoire, tout a commencé par un thé.
– Bien sûr que « tout » commence par un T ! dit le Roi
d’un ton aigre. Me prenez-vous pour un âne bâté ?
Continuez !
– Je ne suis qu’un pauvre homme, reprit le Chapelier, et
après cela, tout s’est mis à scintiller… mais le Lièvre de
Mars a dit que…
– Je n’ai rien dit du tout ! interrompit le Lièvre de Mars
très vivement.
– Tu l’as dit ! riposta le Chapelier.
– Je le nie ! protesta le Lièvre de Mars.
– Il le nie, déclara le Roi. Laissez ce sujet de côté.
– Soit. De toute façon, le Loir a dit…, continua le
Chapelier en jetant autour de lui un regard inquiet pour voirsi le Loir allait nier, lui aussi. Mais il ne nia rien, car il
dormait profondément.
– Après cela, reprit le Chapelier, j’ai coupé d’autres
tartines…
– Mais qu’est-ce qu’a dit le Loir ? demanda l’un des
jurés.
– Je ne peux pas me le rappeler, répondit le Chapelier.
– Il faut absolument vous le rappeler, dit le Roi ; sans
quoi je vais vous faire exécuter. »
Le pitoyable Chapelier laissa tomber sa tasse et sa
tartine, et mit un genou en terre. « Je ne suis qu’un pauvre
homme, Votre Majesté », commença-t-il.
« Vous êtes surtout un bien pauvre orateur », déclara le
Roi.
À ces mots, un des cochons d’Inde applaudit, et fut
immédiatement étouffé par les huissiers. (Comme cela
peut paraître difficile à comprendre, je vais vous expliquer
comment ils procédèrent : ils avaient un grand sac de toile
dont on fermait l’ouverture par des ficelles ; ils y fourrèrent
le cochon d’Inde, la tête la première, puis ils s’assirent
dessus.)
« Je suis bien contente d’avoir vu cela, pensa Alice. J’ai
lu très souvent dans les journaux, à la fin du compte rendu
d’un procès : « Il y eut une tentative d’applaudissement qui
fut immédiatement étouffée par les huissiers », mais,
jusqu’aujourd’hui, je n’avais jamais compris ce que cela
voulait dire. »
« Si c’est tout ce que vous savez de cette affaire, vous
pouvez descendre, continua le Roi.
– Je ne peux pas aller plus bas, dit le Chapelier, je suis
déjà sur le plancher.
– Alors, vous pouvez vous asseoir », répliqua le Roi.
À ces mots, le second cochon d’Inde applaudit, et fut
aussitôt étouffé.
« Bon, nous voilà débarrassés des cochons d’Inde !pensa Alice. À présent, cela va aller mieux. »
« Je préférerais finir mon thé », répondit le Chapelier en
jetant un regard inquiet à la Reine qui était en train de lire la
liste des chanteurs.
« Vous pouvez vous retirer », dit le Roi.
Là-dessus le Chapelier partit en toute hâte, sans même
prendre la peine de remettre ses souliers.
« … et, dès qu’il sera dehors, coupez-lui la tête »,
ajouta la Reine à l’adresse d’un des huissiers. Mais le
Chapelier avait disparu avant même que l’huissier fût arrivé
à la porte.
« Appelez le témoin suivant ! » ordonna le Roi.
Le témoin suivant était la cuisinière de la Duchesse.Le témoin suivant était la cuisinière de la Duchesse.
Elle portait à la main sa boîte de poivre, et Alice devina ce
qui allait arriver, avant même qu’elle ne pénétrât dans la
salle, lorsque les gens qui se trouvaient près de la porte
commencèrent à éternuer tous à la fois.
« Faites votre déposition, dit le Roi.
– Je refuse », répliqua la cuisinière.
Le Roi jeta un regard inquiet au Lapin Blanc qui
murmura à son oreille : « Il faut absolument que Votre
Majesté fasse subir un contre-interrogatoire à ce témoin. »
« Allons, puisqu’il le faut !… » dit le Roi d’un ton
mélancolique. Ensuite, après avoir croisé les bras et froncé
les sourcils à un point tel qu’on ne voyait presque plus ses
yeux, il demanda à la cuisinière d’une voix caverneuse :
« Avec quoi fait-on les tartes ?
– Avec du poivre, presque toujours, répondit-elle.
– Avec de la mélasse, murmura derrière elle une voix
endormie.
– Prenez ce Loir au collet ! hurla la Reine. Coupez la
tête à ce Loir ! Expulsez-le ! Étouffez-le ! Pincez-le !
Coupez-lui les moustaches ! »
Pendant les quelques minutes nécessaires à l’expulsion
du coupable, le plus grand désordre régna dans la salle du
Tribunal, et, quand tout le monde eut regagné sa place, la
cuisinière avait disparu.
« Peu importe ! dit le Roi d’un air très soulagé. Appelez
le témoin suivant. » Et il ajouta à voix basse, à l’adresse de
la Reine : « Vraiment, ma chère amie, c’est à vous de faire
subir un contre-interrogatoire au témoin suivant. Cela me
donne une telle migraine ! »
Alice regardait le Lapin Blanc chercher nerveusement le
suivant sur sa liste, très curieuse de voir qui pouvait bien
être le prochain témoin… « Car, jusqu’à présent, ils n’ont
pas beaucoup de preuves », se disait-elle. Imaginez sa
surprise, lorsque le Lapin Blanc cria très fort, de sa petite
voix aiguë : « Alice ! »CHAPITRE XII – La déposition
d’Alice
« Présente ! » répondit Alice. Elle était si troublée
qu’elle en oublia combien elle avait grandi pendant les
quelques dernières minutes, et elle se leva d’un bond, si
brusquement qu’elle renversa le banc des jurés avec le bas
de sa jupe. Les jurés dégringolèrent sur la tête des
assistants placés au-dessous, puis ils restèrent étalés les
quatre fers en l’air, lui rappelant beaucoup les poissons
rouges d’un bocal qu’elle avait renversé par accident huit
jours auparavant.« Oh ! je vous demande bien pardon ! » s’exclama-t-elle
d’une voix consternée. Et elle se mit à relever les jurés
aussi vite que possible, car elle ne cessait de penser aux
poissons rouges, et elle s’imaginait très vaguement qu’il
fallait les ramasser et les remettre sur leur banc sans
perdre une seconde, faute de quoi ils allaient mourir.
« Le procès ne peut continuer, déclara le Roi d’un ton
fort grave, avant que tous les jurés ne soient remis
exactement à leur place… Tous, sans exception », répéta-
t-il en appuyant sur ces mots et en fixant Alice droit dans
les yeux.
La fillette regarda le banc des jurés. Elle vit que, dans
sa précipitation, elle avait remis le Lézard la tête en bas, et
que la pauvre bête, incapable de se tirer d’affaire toute
seule, agitait mélancoliquement sa queue dans tous les
sens. Elle eut vite fait de le replacer dans une position
normale : « Bien que, pensa-t-elle, cela n’ait pas beaucoup
d’importance ; je ne crois pas qu’il puisse servir à grand-
chose pour ce procès, dans un sens comme dans l’autre. »
Dès que les jurés furent un peu remis de leur émotion,
dès qu’on eut retrouvé et qu’on leur eut rendu leur crayon et
leur ardoise, ils se mirent à rédiger en détail, avec
beaucoup d’application, l’histoire de leur accident ; tous
sauf le Lézard qui avait l’air trop accablé pour faire autre
chose que rester assis, la bouche grande ouverte, à
regarder le plafond.
« Que savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à« Que savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à
Alice.
– Rien.
– Absolument rien ? insista le Roi
– Absolument rien.
– Voilà une chose d’importance, déclara le Roi en se
tournant vers les jurés.
Ceux-ci s’apprêtaient à écrire sur leur ardoise lorsque
le Lapin Blanc intervint : « Votre Majesté a voulu dire :
« sans importance », naturellement », dit-il d’un ton très
respectueux, mais en fronçant les sourcils et en faisant des
grimaces.
« Sans importance, naturellement, ai-je voulu dire »,
reprit vivement le Roi. Après quoi, il se mit à répéter à voix
basse pour lui tout seul : « d’importance, sans importance,
sans importance, d’importance », comme s’il essayait de
trouver ce qui sonnait le mieux.
Certains jurés notèrent : « d’importance », et d’autres :
« sans importance ». Alice s’en aperçut, car elle était
assez près d’eux pour lire sur leurs ardoises ; « mais, de
toute façon, pensa-t-elle, cela n’a pas la moindre
importance. »
À ce moment, le Roi, qui avait été pendant quelque
temps fort occupé à griffonner sur son carnet, cria :
« Silence ! » et se mit à lire à haute voix : « Article
Quarante-Deux : Toute personne dépassant un kilomètrede haut doit quitter le Tribunal. »Chacun regarda Alice.
« Moi, je n’e fais pas un kilomètre de haut, dit Alice.
– Si fait, affirma le Roi.
– Près de deux kilomètres, ajouta la Reine.
– De toute façon, je ne m’en irai pas, déclara Alice.
D’ailleurs cet article ne fait pas partie du code : vous venez
de l’inventer à l’instant.
– C’est l’article le plus ancien du code, dit le Roi.
– En ce cas, il devrait porter le Numéro Un », fit
observer Alice.
Le Roi pâlit, et referma vivement son carnet.
« Délibérez pour rendre votre verdict, ordonna-t-il aux
jurés d’une voix basse et tremblante.
– Plaise à Votre Majesté, il y a encore d’autres preuves
à examiner, dit le Lapin Blanc en se levant d’un bond. On
vient de trouver ce papier.
– Que contient-il ? demanda la Reine.
– Je ne l’ai pas encore ouvert, répondit le Lapin Blanc,
mais cela ressemble à une lettre, écrite par le prisonnier
à… quelqu’un.
– Cela doit être cela, dit le Roi. À moins que cette lettre
n’ait été écrite à personne, ce qui est plutôt rare, comme
vous le savez.– À qui est-elle adressée ? demanda l’un des jurés.
– Elle n’est adressée à personne, répondit le Lapin
Blanc. En fait, il n’y a rien d’écrit à l’extérieur. »
Il déplia le papier tout en parlant, puis il ajouta :
« Après tout, ce n’est pas une lettre ; c’est une pièce de
vers.
– Ces vers sont-ils de la main du prisonnier ? demanda
un autre juré.
– Non, répondit le Lapin Blanc ; et c’est bien ce qu’il y a
de plus bizarre. (Tous les jurés prirent un air déconcerté.)
– Il a dû imiter l’écriture de quelqu’un, dit le Roi. (À ces
mots, le visage des jurés se dérida.)
– Plaise à Votre Majesté, déclara le Valet de Cœur, je
n’ai pas écrit ces vers, et personne ne peut prouver que je
les ai écrits : ils ne sont pas signés.
– Si vous ne les avez pas signés, rétorqua le Roi, alors
cela ne fait qu’aggraver votre cas. Si vous n’aviez pas eu
de mauvaises intentions, vous auriez signé de votre nom,
comme un honnête homme. »
À ces mots, tout le monde se mit à applaudir, car c’était
la seule chose vraiment intelligente que le Roi eût dite
depuis le début de la journée.
« Cela prouve formellement sa culpabilité, déclara la
Reine.– Cela ne prouve rien du tout ! s’exclama Alice. Allons
donc ! vous ne savez même pas de quoi il est question
dans ces vers !
– Lisez-les », ordonna le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes.
« Plaise à Votre Majesté, où dois-je commencer ?
demanda-t-il.
– Commencez au commencement, dit le Roi d’un ton
grave, et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ;
ensuite, arrêtez-vous.
Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
« Ils prétendaient que vous aviez été à elle,
Et que de moi vous lui aviez parlé, à lui :
Elle a dit que j’avais un heureux caractère
Mais que je n’étais pas un nageur accompli.
Il leur écrivit que je restais en arrière
(Et nous n’ignorons pas que c’est la vérité) :
Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire,
Je me demande ce qui pourra l’arrêter !
Je lui en donnai une, ils m’en donnèrent deux,
Vous, vous nous en donnâtes trois ou davantage ;
Mais toutes cependant leur revinrent, à eux,Bien qu’on put contester l’équité du partage.
Si le malheur, demain, voulait qu’elle ou que moi
Nous fussions impliqués dans cette sombre affaire,
Vous devriez faire en sorte qu’on les libère
Comme nous fûmes, nous, libérés autrefois.
Mon point de vue était que vous constituiez
(Dés avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs)
Un obstacle fâcheux venu s’interposer
Entre nous et l’objet dont ces gens nous parlèrent.
Ne lui avouez pas, à lui, qu’elle les aime
Car tout ceci sans doute devait demeurer,
Du reste des humains à jamais ignoré,
Un secret : un secret entre vous et moi-même. »
« C’est la preuve la plus importante que nous ayons eue
jusqu’ici, dit le Roi, en se frottant les mains. En
conséquence, que le jury…
– S’il y a un seul juré capable d’expliquer ces vers,
déclara Alice (elle avait tellement grandi au cours des
quelques dernières minutes qu’elle n’avait pas du tout peur
d’interrompre le Roi), je lui donnerai une pièce de dix sous.
À mon avis, ils n’ont absolument aucun sens. »
Tous les jurés écrivirent sur leurs ardoises : « À sonavis, ils n’ont absolument aucun sens » mais nul d’entre eux
n’essaya d’expliquer les vers.
« S’ils n’ont aucun sens, dit le Roi, cela nous évite
beaucoup de mal, car nous n’avons pas besoin d’en
chercher un… Et pourtant, je me demande si c’est vrai,
continua-t-il, en étalant la feuille de papier sur ses genoux
et en lisant les vers d’un œil ; il me semble qu’ils veulent
dire quelque chose, après tout… Ainsi :…
Mais que je
n’étais pas un nageur accompli…
Vous ne savez pas
nager, n’est-ce pas ? » demanda-t-il au Valet.
Celui-ci secoua la tête tristement. « Ai-je l’air de
quelqu’un qui sait nager ? » dit-il. (Et il n’en avait
certainement pas l’air, vu qu’il était fait entièrement de
carton.)
« Jusqu’ici, tout concorde », déclara le Roi.
Puis, il continua à lire les vers à voix basse :
« …
Et Nous n’ignorons pas que c’est la vérité…
Il
s’agit là des jurés, naturellement…
Si elle veut aller
jusqu’au bout de l’affaire…
Mais voyons, c’est clair,
Elle
,
c’est la Reine.
Je me demande ce qui pourra l’arrêter !…
On peut se le demander, en effet !…
Je leur en donnai
une, ils m’en donnèrent deux…
Eh bien, c’est sans doute
ce que l’accusé a du faire des tartes.
– Regardez donc la suite :
Mais toutes cependant leur
revinrent à eux
, fit remarquer Alice.
– Bien sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voixtriomphante, en montrant du doigt les tartes qui se
trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le jour.
Quant à ceci :…
dés avant qu’elle n’eût cette attaque de
nerfs…
Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de
nerfs, n’est-ce pas, ma chère amie ? demanda-t-il à la
Reine.
– Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en
jetant un encrier à la tête du Lézard. (L’infortuné petit Bill
avait cessé d’écrire sur son ardoise avec un doigt, après
s’être aperçu que cela ne laissait aucune trace ; mais il se
remit vivement à la besogne en utilisant l’encre qui
dégoulinait le long de son visage jusqu’à ce qu’elle fût
sèche.)
– Si vous n’avez jamais eu d’attaque, ce n’est pas vous
qu’on attaque, dit le Roi.
Puis, il regarda autour de lui en souriant d’un air
satisfait. Il y eut un silence de mort.
« C’est un jeu de mots ! » ajouta-t-il d’un ton vexé. Et
tout le monde éclata de rire.
« Que les jurés délibèrent pour rendre leur verdict,
ordonna le Roi pour la vingtième fois de la journée.
– Non, non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord,
la délibération ensuite.
– C’est stupide ! protesta Alice d’une voix forte. En voilà
une idée !– Taisez-vous ! ordonna la Reine, pourpre de fureur.
– Je ne me tairai pas ! répliqua Alice.
– Qu’on lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses
forces.
Personne ne bougea.
« Qui fait attention à vous ? demanda Alice (qui avait
maintenant retrouvé sa taille normale). Vous n’êtes qu’un
jeu de cartes ! »À ces mots, toutes les cartes montèrent dans l’air et lui
retombèrent dessus. Elle poussa un petit cri de colère et
de frayeur, essaya de les repousser avec ses mains, et se
retrouva couchée sur le talus, la tête sur les genoux de sa
sœur qui enlevait doucement de son visage quelques
feuilles mortes tombées des arbres.
« Alice, ma chérie, réveille-toi ! lui dit sa sœur. Comme
tu as dormi longtemps !
– Oh, quel rêve bizarre je viens de faire ! s’exclama
Alice.
Et elle se mit à raconter, autant qu’elle pouvait se les
rappeler, toutes les étranges Aventures que vous venez de
lire.
Lorsqu’elle eut fini, sa sœur l’embrassa et dit :
« C’était un rêve vraiment très bizarre, ma chérie ; mais,
à présent, rentre vite à la maison pour prendre ton thé ; il
commence à se faire tard. »
Alice se leva et s’en alla en courant, tout en
réfléchissant de son mieux au rêve merveilleux qu’elle
venait de faire.
Mais sa sœur resta assise sans bouger à l’endroit où
sa cadette l’avait laissée, la tête appuyée sur une main,
regardant le soleil se coucher, songeant à Alice et à ses
merveilleuses Aventures, jusqu’à ce qu’elle aussi se mît à
rêver tout éveillée. Et voici quel fut son rêve :D’abord elle rêva de la petite Alice. De nouveau les
petites mains furent croisées sur ses genoux, les yeux
avides et brillants furent fixés sur les siens ; elle crut
entendre le timbre même de sa voix, elle crut voir le petit
mouvement de sa tête rejetée en arrière pour écarter les
cheveux qui avaient la fâcheuse habitude de lui tomber sur
les yeux ; et, tandis qu’elle écoutait, ou croyait écouter, il lui
sembla voir s’agiter autour d’elle les créatures bizarres du
rêve de sa petite sœur.
Les longues herbes se mirent à bruire à ses pieds
tandis que le Lapin Blanc passait en hâte… La Souris
effrayée traversa la mare voisine avec un léger clapotis…
Elle entendit le bruit des tasses à thé du Lièvre de Mars et
de ses amis, éternellement attablés devant leur éternel
goûter, et la voix aiguë de la Reine ordonnant l’exécution
de ses malheureux invités… Une fois encore le bébé-
cochon éternua sur les genoux de la Duchesse, tandis que
plats et assiettes s’écrasaient autour de lui… Une fois
encore le cri du Griffon, le grincement du crayon sur
l’ardoise du Lézard, les faibles soupirs des cochons d’Inde
étouffés, remplirent l’espace, mêlés aux sanglots lointains
de l’infortunée Simili-Tortue.
Elle resta ainsi, les yeux fermés, croyant presque être
au Pays des Merveilles, tout en sachant fort bien qu’il lui
suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne réalité. L’herbe
ne bruirait plus qu’au souffle du vent, et, seul, le
balancement des tiges des roseaux ferait naître des rides
à la surface de la mare… Le tintement des tasses à thédeviendrait le tintement des clochettes des moutons, les
cris aigus de la Reine ne seraient plus que la voix du petit
berger… Les éternuements du bébé, les cris du Griffon et
tous les autres bruits étranges, se transformeraient (elle ne
le savait que trop) en la rumeur confuse qui montait de la
basse-cour, tandis que les meuglements lointains du bétail
remplaceraient les lourds sanglots de la Simili-Tortue.
Finalement, elle se représenta cette même petite sœur
devenue femme. Elle était certaine que, dans les années à
venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et si
simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits
enfants, ses enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui
deviendraient brillants et avides en écoutant mainte histoire
extraordinaire, peut-être même cet ancien rêve du Pays
des Merveilles. Elle partagerait tous leurs simples chagrins
et prendrait plaisir à toutes leurs simples joies, en se
rappelant sa propre enfance et les heureuses journées
d’été.À propos de cette édition
électronique
Texte libre de droits.
Source traduction :
http://www.atilf.fr/ananas/site/htm/textes/Alice_texte.html
Source de la traduction largement complétée et
modifiée. Mise en chapitre, corrections
orthographiques et typographiques, conversion
informatique, illustration et publication :
Ebooks libres et gratuits (Coolmicro)
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
http://www.ebookgratuits.com/
–
Janvier 2004
–
–
Illustrations :
Noir et blanc : Illustrations d’origine, de Tenniel,
fournies par le Gutemberg Project.
Couleur : Illustrations de Arthur Rackhamhttp://rackham.artpassions.net/aliceinwonderland.html
–
Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont
des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser
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–
Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur
intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous
rappelons que c’est un travail d’amateurs non
rétribués et que nous essayons de promouvoir la
culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE
CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.{1}
En anglais : Antipathies. Jeux de mot intraduisible. Alice veut
parler des habitants des pays situés aux antipodes de la Terre.
{2}
En français, dans le texte original
{3}
En anglais, Caucus Race : terme un peu méprisant ; il s’agit
d’une réunion politique pour désigner un candidat aux élections ; peut
être traduit par “course des politicards” ou “course à la candidature”.
{4}
Le texte original comporte un jeu de mots entre tale (histoire) et
tail (queue), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant
légèrement la traduction littérale.
{5}
Le texte original comporte un jeu de mots entre “
I had
not
!”
et
“
knot !”
(noeud), que le traducteur a essayé de rendre en modifiant
légèrement la traduction littérale.
{6}
Parodie d’un long poème ennuyeux et moralisateur que l’on
obligeait les écoliers à apprendre du temps de Lewis Carroll.
{7}
Le mot anglais employé est “serpent”, qui désigne le serpent
du démon, par opposition à “snake”, le mot usuel pour serpent.
{8}
Voir l’expression
to grin as a Cheshire cat
(avoir un sourire
fendu jusqu’aux oreilles comme un chat du Cheshire) ; certains
fromages du Cheshire, province où est né l’auteur, étaient moulés en
forme de chats grimaçants.
{9}
Parodie du poème écrit en 1849 par David Bates
{10}
Allusion à deux expressions anglaises :
to be mad as a hatter
(être fou comme un chapelier ou
travailler du chapeau
) et :
to be mad
as a March hare
(être fou comme un lièvre de Mars). La première
expression serait due au fait que les vapeurs de mercure employé
autrefois dans le traitement des feutres des chapeaux pouvaient finir
par rendre fou ; la seconde au fait que le lièvre devient quasiment foulors de la saison des amours, vers le mois de mars.
{11}
Parodie du poème de Jane Taylor
Twinkle, twinkle little star
(Scintille, scintille petite étoile).
{12}
À l’époque de Lewis Caroll, le thé était souvent servi à 6
heures.
{13}
Allusion à la « Guerre des deux roses », épisode de l’histoire
anglaise qui opposa les York – armoiries avec une rose blanche – aux
Lancaster – armoiries avec une rose rouge – au XVème siècle.
{14}
Soupe à la Simili-Tortue : soupe à base de tête de veau qui
remplace la véritable soupe de tortue verte, rare et chère. D’où
l’illustration d’une tortue à tête et pied de veau.
{15}
Parodie d’un poème de Mary Howith
The Spider and the Fly
(l’Araignée et la Mouche) |
CligesKu.pdf | "BASE DE FRANÇAIS MÉDIÉV AL\nChrétien de Troyes\nCligés\nTexte établi par Pierre Kunstmann\nOt(...TRUNCATED) |
Collodi-Les_aventures_de_Pinocchio.pdf | "Carlo Collodi\nLES AVENTURES DE\nPINOCCHIO\nHistoire d’une marionnette\nTraduction de Claude Sart(...TRUNCATED) |
CononDoyle_UneEtudeEnRouge.pdf | " \nArthur Conan Doyle \n1859-1930 \nUNE ÉTUDE EN ROUGE \n(novembre 1887) \n \n Édition du groupe(...TRUNCATED) |
Dickens-Noel.pdf | "Charles Dickens\nCantique de Noël\nBeQCantique de Noël\npar\nCharles Dickens\n(1812-1870)\nLa Bib(...TRUNCATED) |
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James_M._Barrie_-_Peter_Pan.pdf | "Peter pan\nMentions légales\nCet ouvrage a été réalisé dans le cadre de l’exception au droit(...TRUNCATED) |
Liliade.pdf | "l’Iliade\nHomèreL ’ILIADEChant 1 1\nChant 2 31\nChant 3 69\nChant 4 91\nChant 5 115\(...TRUNCATED) |
Lodyssee.pdf | "l’Odyssée\nHomèreL’ODYSSÉEChant 1 1\nChant 2 21\nChant 3 41\nChant 4 63\nChant 5 1(...TRUNCATED) |
Pergaud-boutons.pdf | " \nLouis Pergaud \nLLaa gguueerrrree ddeess bboouuttoonnss \nLLee rroommaann ddee mmaa ddoo(...TRUNCATED) |
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